Deux ans après la mise en place du télétravail à haute dose, les louanges retombent. Et si la position du télétravailleur n’avait pas que des avantages ? Et si c’était un frein à sa carrière, à sa rémunération ? Le débat est ouvert.
« Loin des yeux, loin du cœur », a écrit le poète latin Properce, né vers 47 avant JC. Selon une étude de LinkedIn publiée en novembre dernier, cette expression est plus que jamais d’actualité. Plus d’un salarié sur deux (52%) pense que travailler de son bureau donne plus de chance d’être favorisé par son patron. Pour 40%, ce mode de travail a un impact, et très majoritairement négatif, sur leur évolution de carrière. En cette période d’entretien annuel, le sujet mérite réflexion. « Ce n’est plus tout beau, tout nouveau, commente Esther Ohayon, directrice de la communication de LinkedIn. Une crainte aujourd’hui partagée par les salariés et les dirigeants. 32% des patrons redoutent même l’apparition d’un “biais de proximité” où les employés régulièrement vus sur le lieu de travail seraient favorisés. Pas de quoi remettre en cause le télétravail, mais toute une imprégnation culturelle reste à faire. »
Pourtant, toutes fréquences de travail confondues, les Français n'ont pas spécialement déserté leur entreprise. Selon l’étude de la Fondation Jean-Jaurès publiée le 4 janvier, 34% des actifs télétravaillent dans l’Hexagone, bien loin derrière les Allemands (61%) et les Italiens (56 %). « Beaucoup d’entreprises sont encore attachées à la culture du présentéisme, constate Alexandra Amda, directrice des ressources humaines chez Adveris, agence digitale. Il n’y a qu’à prendre les transports en commun pour s’en apercevoir. Deux pas en avant, quatre pas en arrière. » Certains mauvais travers ont vite refait surface alors que le gouvernement ne peut plus que conseiller deux jours de télétravail par semaine. « Avec la fin du confinement ou, plus récemment, du protocole sanitaire, des managers ont pu parler de retour au travail, déplore Fanny Rouhet, DRH du cabinet Wavestone, comme si le télétravail n’en était pas ! Des postures liées davantage à des équipes de management d’une autre génération. »
Le recul du politique
« Le télétravail a eu un effet étonnant, commente Loïc Douyère, directeur associé de Florian Mantione Institut, réseau de conseil RH. Les collaborateurs besogneux ont pris leur revanche sur les plus politiques, les adeptes du paraître, sur ceux qui papillonnent. Être courtisan à distance se révèle beaucoup plus difficile. Il y a une bonne part de ceux-là qui doivent être inquiets aujourd’hui, oui ! » Le télétravail, vecteur d’une meilleure équité plutôt que générateur d’inquiétude ? Renaud Ghia en est convaincu… à condition selon lui d’adopter le 100% télétravail. « Au moins, tout le monde est logé à la même enseigne, explique le CEO de Tixeo, plateforme de visioconférence, qui en a fait son modèle d’organisation depuis sept ans. Les collaborateurs sont alors évalués sur les résultats obtenus, et non sur les moyens d’action. » Néanmoins, cette vision radicale, qui est aussi un plaidoyer pro domo, a peu de chances d'être retenue dans la plus grande partie des entreprises où l'on mise au mieux sur une présence hybride, avec un à deux jours de télétravail.
Un élément joue cependant en faveur d'une certaine souplesse. Un million de postes sont à pourvoir. Un chiffre qu’aime à rappeler Paulo Antonio Lopes, directeur du groupe IGS-RH formation continue, et qui pousse les entreprises à jouer à fond la carte de l'attractivité et de la marque employeur. « Avec des difficultés croissantes à trouver des collaborateurs, les entreprises doivent plus que jamais être bonnes sur ce sujet, note Laurent Termignon, directeur des activités talent management et rémunération chez Willis Towers Watson, géant du courtage. C’est avant tout une question de communication…»
Mais la question des rémunérations et des critères d'avancement est également clé. La technique des ronds de jambes devant le bureau du chef reste-t-elle payante ? « Pour s’assurer que les collaborateurs aient une bonne appréhension de ce qui se passe, communiquer sur la manière dont sont prises les décisions est essentiel, poursuit Laurent Termignon. Comment sont-elles validées ? Quel sera le montant total des bonus ? La transparence est de plus en plus de mise. Si on ne dit rien, alors l’idée d’une décision prise à la tête du client peut surgir dans l’esprit des collaborateurs. »
Encore faut-il une communication RH qui ne se limite pas à préparer la période des entretiens annuels. Le covid –et ses confinements à répétition– a aidé à cela. « On n’est plus dans un rôle d’exécution et d’application des décrets, ajoute Alexandra Amda, mais vraiment pour proposer et accompagner l’expérience collaborateur. »
L'inflation et la tension sur la demande jouent aussi en faveur de hausses salariales globales. Selon le cabinet de conseil en ressources humaines LHH, fort d'une étude qui a porté sur 80 entreprises françaises, l’enveloppe moyenne devrait donner lieu, en 2022, à des hausses de salaire de 2%, augmentations collective et individuelle confondues. « Les indicateurs sont au vert à peu près partout, commente Franck Chéron, associé conseil Capital Humain chez Deloitte. Les entreprises vont lâcher du lest, avec même des pics dans les secteurs pénuriques comme l’hôtellerie. 2022 est un bon cru. Avant, les sociétés avaient fait des réserves. Aussi, la question du biais de proximité ou d’effet miroir se posera-t-elle moins en 2022 qu’en 2021.»
Trois questions à…
Vos collaborateurs ont-ils pu ressentir ce biais de proximité, mis en lumière par l’étude de LinkedIn ?
Aujourd’hui, tous nos collaborateurs sont en télétravail. Aussi, je vais faire référence à la situation antérieure. Avec, c’est vrai, une inquiétude qui pouvait se faire jour. Comment être au courant des postes ouverts ? Et comment faire en sorte d’avoir les mêmes chances y accéder ? Ces questions pouvaient exister.
Quelles solutions avez-vous développées pour atténuer cet effet ?
C’est l’un des points de «l’individual development plan » mis en place : comment améliorer son réseau en télétravail ? Dans un contexte où les salariés peuvent se sentir isolés, c’est un élément important. S’inscrivent dans ce même sillon les « employee resource groups » (ERG), associations de collaborateurs qui partagent un centre d’intérêt, des questionnements, des enjeux... Cela peut être Women in action, Black ou bien Connexus pour –précisément– ceux à distance. Un moyen de rencontrer des salariés d’autres sites. La France est en retard sur ce point-là.
La distance est-elle entrée dans les habitudes de travail ?
Des postes sont ouverts aujourd’hui sans aucune attache géographique. Espagne, Slovaquie… peu importe. C’est un vrai atout. On est dans l’ère 3.0. Aussi, ne peut-on pas manager à l’ancienne, avec la carotte et le bâton ! Pour que la mécanique soit souple, l’écoute est indispensable. Il faut faire de la dentelle. Mobiliser tous les leviers, les RH, les lignes d’écoute, les ERG, les mentors, les managers –si ces derniers ne font rien, ils ne se passent rien. Surinvestir, surcommuniquer, cela doit être la ligne de conduite.