Qu’est-ce qui vous a frappé dans le panel de votre étude ?
Jean-Marie Charon. Il y a une bonne part d’enfants d’ouvriers ou d’employés, alors qu’on parle souvent, à propos des journalistes, de classes moyennes supérieures, voire des élites. Il serait intéressant de voir si ceux-là ont plus de mal à s’intégrer dans la profession et à y rester. Une enquête quantitative permettrait de le confirmer. Y aurait-il un rejet social ? Ce qui m’alerte sur le sujet, c’est que, chez ceux qui sont partis et qui relèvent de ces catégories, revient la phrase « Je ne me sentais pas à ma place ». Et parfois, dès l’école de journalisme. On a aussi deux femmes sur trois, avec des thématiques de plafond de verre et énormément de problèmes de harcèlement, par rapport à la hiérarchie et parfois à l’intérieur d’un collectif de collègues. J’ai découvert aussi le harcèlement de certaines sources, notamment dans le journalisme économique, ou qui vient du public sur les réseaux sociaux. À France 3, il y a même eu des cas de harcèlement sexuel qui n’ont pas été bien pris en compte par les RH. Cela a été corroboré par les médecins du travail.
Y-a-t-il un profit-type de ceux qui quittent le journalisme ?
Il y en a trois. Le premier, ce sont d’abord les jeunes. Je ne m’attendais pas à une telle proportion de moins de 35 ans, et même de moins de 30 ans, alors que c’est une profession où l'on entre tard. On a des parcours de cinq à sept ans chez des gens qui se sont beaucoup investis à travers des études longues. Les motivations du départ relèvent de la précarité avec les cumuls de piges, de CDD ou d’autres emplois. Il y a aussi des journalistes avec souvent de bonnes études en amont qui se retrouvent dans des desks web et qui, au bout de quelques années, s’ils n’ont pas de perspective d’évolution, ont tendance à trouver autre chose. Aux RH du Figaro, par exemple, le problème a bien été identifié. La deuxième catégorie, ce sont les quarantenaires, avec une grande majorité de femmes. En pleine activité, ils ont été confrontés aux arbitrages entre leur vie personnelle, leur famille, et leur profession. On y retrouve les problèmes de charge de travail et de discrimination, de burn-out ou de harcèlement. Enfin, une catégorie moins présente dans notre panel concerne les moins de 50 ans. Ils ont souvent été confrontés à la réorganisation de trop. Ce sont des rédacteurs en chef ou des chefs de service qui ont été dégoutés avec des pratiques qui ne sont pas loin du harcèlement.
Y-a-t-il une forme de désillusion ?
Ce qui est d’abord évoqué avec le plus de force, c’est le désenchantement et la perte de sens. L’impression de faire un métier trop répétitif ou superficiel alors qu’une très grande majorité a eu l’envie de devenir journaliste dès l’adolescence. Il y a un choc qui s’exprime avec plus de virulence chez les femmes, où les notions d’éthique et de déontologie sont évoqués. Cela devra être travaillé par les entreprises si elles veulent prendre en charge ce problème. Chez les jeunes, le fait d’être surdiplômé prédispose à changer d’orientation. Ils ont notamment un niveau de formation qui leur permet de se tourner vers l’enseignement. Ce bouquin a une fonction d’alerte. En parlant avec des responsables, on voit qu’ils ont le problème sous les yeux mais qu’ils ne l’identifient pas. Il y a une forme de déni. J’espère que cela va ouvrir les yeux à certains.
Le numérique a-t-il été un facteur aggravant de cette désillusion ou au contraire permet-il de donner leurs chances aux jeunes ?
Pour beaucoup, le numérique c’est le desk. Cela se traduit par le copier-coller qui a conduit certains à partir. Mais j’ai été très surpris de voir des gens qui ont été très investis dans l’innovation numérique parmi les partants, leurs compétences leur permettant de rebondir dans les métiers du numérique. De la même manière, un certain nombre de journalistes de presse magazine vont dans le marketing.
Les reconversions sont-elles difficiles ?
Les deux principales, notamment chez les jeunes, sont l’enseignement et la communication. Dans la presse régionale, certains font presque le même métier sur le numérique pour des collectivités territoriales, motivés par moins de pression et des horaires stables. Il y a aussi la communication d’entreprise pour des journalistes très spécialisés et parfois très haut de gamme. D’un point de vue plus périphérique, on voit également des gens qui vont vers la data ou les cabinets d’études. Et à un niveau marginal, il y a les professions artistiques, artisanales ou sur le monde d’après (bio…).
Le covid a-t-il accéléré des choses ?
Oui, sur les précaires, qui se sont retrouvés sans rien du jour au lendemain. Cela les pousse à changer. Certains sont aussi passés d’un travail où ils étaient saturés à une situation où ils n’avaient presque plus rien à faire, ce qui les a conduits à réfléchir à d’autres options. « Une fois que j’ai retrouvé un boulot, j’ai retrouvé une vie », disent-ils ensuite. Des rédacteurs en chef nous rapportent qu’ils percoivent une aspiration chez les trentenaires et même les quarantenaires à vivre autrement, pas que pour le boulot. Le fait de travailler sur le numérique sur plusieurs supports amène aussi à des charges de travail intenses et au sentiment d’être de plus en plus en décalage par rapport à la vie et au terrain.
L’argent est-il un problème à la source des départs ?
Il n’y a plus correspondance entre le niveau de formation, le niveau d’investissement professionnel et les salaires. Certains ne peuvent exercer cette profession que parce qu’ils ont des parents ou un conjoint. Ceux qui la quittent le font à regret et parfois parce qu’ils sont touchés par la précarité. Mais ils n’ont pas oublié leur passion et ne perdent pas l’espoir d’y retourner. Pour autant, les reconversions ne sont pas trop mauvaises globalement, sauf pour les plus de 50 ans.
« Un dispositif d’entretiens qualitatifs »
Le centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias de l’IFP a mis en évidence un raccourcissement des carrières, de quinze ans en moyenne. C’est avec cette donnée en tête que, pendant le confinement, Jean-Marie Charon a assisté à des échanges de journalistes voulant quitter la profession. « Je leur ai proposé un dispositif d’entretiens qualitatifs qui a concerné 55 personnes ayant quitté le journalisme depuis moins de cinq ans. J’ai complété par les regards complémentaires de la hiérarchie, des DRH, d’associations de journalistes ou de gens du soin qui peuvent traiter des burn-out (je voulais savoir si on retrouvait ce phénomène chez des journalistes en activité) », explique-t-il. L’essentiel des entretiens, qui servent de support au livre Hier, Journalistes, s’est fait par échange de mails sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, ce qui permet de remettre en perspective les expériences. Toutes les régions et tous les âges sont par ailleurs représentés. Reste à donner une nouvelle dimension à cette étude : « J’aimerais bien trouver des partenaires auprès du ministère de la Culture ou des syndicats pour une enquête quantitative et représentative », précise-t-il.