Ce dirigeant d’un grand groupe japonais a ramené d’un long séjour à Londres un humour pince-sans-rire qui en dit long sur la difficulté d’assumer un management « by smiling around » [avec le sourire], comme disent les Anglo-Saxons : « Je préfèrerais que vous disiez que je manage par la terreur plutôt que par l’humour… on va penser qu’il n’y a aucune légèreté là-dedans, que tout est calculé... ». Tel autre est plus ou moins vexé qu’on ait pu penser à lui pour un tel sujet. Comme si on ne le prenait pas vraiment au sérieux en l’imaginant en train d’amuser ses ouailles. C’est dire combien la notion de management par l’humour est sensible et délicate. Serge Grudzinski, polytechnicien, fondateur de Humour Consulting Group, et auteur de Laugh to Lead (HCG) revendique d’ailleurs plutôt « le rire, le grand rire » à travers ses 1 500 interventions dans le monde professionnel.
Murs d'émotion négative
« L’être humain est tel que, quand il travaille dans une collectivité, il y a des barrières qui montent et qui conduisent à des silos, voire à des conflits, explique-t-il, des gens s’auto-isolent dans des murs d’émotion négative, ils sont emmurés. » Dès que survient un changement, l’incompréhension, parfois même la peur ou la haine prennent toute la place. C’est alors que Serge Grudzinski intervient : « J’arrive tel Zorro et je mets l’être humain en ébullition, je largue des bombes sur les murs. L’énergie que déploient les gens est très impressionnante, c’est le miroir de phénomènes internes. Plus vous touchez des choses profondes dans la tête et le cœur, plus le rire est puissant. » Il y a ceux qui s’estiment humiliés, méprisés, ceux qui se pensent « gouroutisés » par un manager mégalo… Bref, chacun a de bonnes raisons de s’enfermer. Le rire est libérateur.
L’homme se souvient d’une unité para-administrative confrontée à une transformation informatique d’ampleur et menacée de fermeture sauf si elle parvenait à s’adapter. En partant des réticences de ses salariés, il a permis au management de mieux comprendre l’état d’esprit et les difficultés de ceux qui se voyaient subir cette mutation. « Je mets tout le monde dans une marmite et je touille avec ce grand rire unanime », s’enthousiasme ce showman qui ne mégote pas sur l’affirmation de son « grand talent comique et d’auteur ».
Mais avant le rire libérateur, l’humour est une attitude au quotidien susceptible de dégripper bien des rouages. « Il permet de créer une relation avec l’autre et se retrouve dans de nombreux ingrédients de la bienveillance, constate Christèle Albaret, psychosociologue et « coach mentale » qui a écrit Et si on osait la bienveillance au travail (Éd. Diateino). À savoir l’accueil, le dialogue, le soutien, le partage, le lâcher prise, la remise en question, la liberté, le sens et le courage ». Avantage, chacun peut s’approprier cette attitude à sa façon car compte plus une volonté d’empathie et de vivre ensemble que la maestria avec laquelle on pratique l’art du jeu de mots ou de l’autodérision.
« Appel divin »
La psychologue déconseille d'ailleurs de faire de l’humour un instrument de performance individuelle. Il peut même créer du rejet dès lors qu’il donne le sentiment de s’exprimer aux dépens d’autrui. « Ce serait une faille narcissique, prévient-elle, l’humour doit être collaboratif mais s’il blesse et crée un effondrement psychologique, cela devient alors un instrument de manipulation. » Pour elle, l’humour ne peut donc être un calcul cynique car il doit servir un objectif sain : il permet de détendre, de rééquilibrer une relation et même de faire passer un message ou de « déjouer une forme d’agressivité ». C’est ce qui explique que la même blague peut être perçue très différemment suivant celui qui l’énonce. Le secret ? L’humour doit être une sorte de révélateur de la bienveillance. Serge Grudzinski parle même d'« appel divin », auquel renvoie l’étymologie d’enthousiasme, cette façon cathartique de « purifier tous les emmerdements dans un rire énorme ». Pierre Daems, PDG d’Aube Conseil, (lire ci-dessous) se souvient d’un dirigeant de GSI, Jean Brousse, qui faisait le tour des bureaux et était capable de réélever par son humour le pire cafouilleux qui mettait l’entreprise dans l’embarras par ses dossiers en retard.
Intelligence émotionnelle
Souvent, le top management hésite à utiliser la carte de l’humour, même s’il se prêterait volontiers au jeu. C’est que la dérision et surtout l’autodérision représentent une prise de risque. Peur d’écorner les valeurs d’engagement que l’on promeut ? Crainte de creuser une distance avec les objectifs de l’entreprise ou au contraire de créer une trop grande proximité avec les équipes qui peut revenir en boomerang (l’humour ne revient-il pas à s’exposer à la répartie des autres ?). Mais, selon Christèle Albaret, c’est à tort. « Le sens de l’humour est le petit frère de l’intelligence émotionnelle, c’est la capacité d’observation, de lien, de création d’originalité ou d’incongruité… C’est aussi un très bon moyen de décompresser et d’apaiser les esprits », note-t-elle. Il renvoie aussi l’image d’un manager suffisamment sûr de lui pour s’autoriser des écarts. Enfin, à l’extérieur, c’est un excellent moyen de nouer des relations qui ne soient pas fondées sur la pluie et le beau temps ou… la piètre qualité du cocktail.
Trois questions à…
Pierre Daems, PDG d’Aube Conseil depuis 2013, a travaillé douze ans dans un cabinet de conseil en stratégie et management franco-canadien.
« L’humour est un exhausteur de crédit »
En quoi l’humour joue-t-il dans la performance de l’entreprise ?
On parle de compte en banque émotif. Beaucoup d’entreprises pensent surtout à éviter les débits, mais il faut créer des crédits. L’humour permet d’en ouvrir, car il permet de se rouvrir. Avec un bon fou rire, vous suscitez de la dopamine, qui amène la créativité, et de l’endorphine, qui réduit le stress, et vous pouvez même perdre des calories. Une histoire fameuse est celle du marché aux poissons de Seattle. Un travail dur qui commence à 5 heures du matin. Ses employés sont devenus des spécialistes du lancer de poissons et ont fait d’autant mieux leur travail qu’ils étaient dans le « play », le jeu.
Pourquoi le fait de rire ou sourire ensemble favorise les relations au travail ?
Cela implique d’être vraiment là car l’humour se partage : on ne peut pas ne pas être là. Quand on fait la journée de l’autre, on a intérêt à choisir une attitude susceptible de l’accompagner au mieux. C’est de l’humain, et l’humain n’est pas toujours utilisé comme il devrait l’être. L’humour sert souvent à se rapprocher. Mais si le canal est bouché dans une relation, il ne sert à rien. À l’inverse, quand une vraie complicité s’est créée, il y a un énorme champ. Cela peut même aller jusqu’à la vacherie. L’humour est un exhausteur de crédit.
Quelle est la différence managériale entre la France et le Québec à ce sujet ?
En France, on se bloque sur tout. Quand quelqu’un met une photo de son intimité familiale, de chiens ou de chats, il adorera en parler. Mais si on a une culture du jugement, on évalue en partant du négatif. Au Quebec, vous pouvez prendre un barbecue avec votre N+4 et vous faire virer par lui le lendemain. Mais on part du positif, de l’acceptation de l’autre. Et créer un lien favorise une dynamique de groupe.