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La figure du mâle alpha, longtemps érigée en modèle par les marques, vole en éclats face à une définition du genre toujours plus inclusive. De là à être vouée à la disparition pure et simple ? Éléments de réponse.

La perfection ne se conjugue-t-elle plus au masculin ? À voir le brutal revirement effectué dans ses dernières campagnes par Gillette, longtemps valeur refuge d’une certaine idée de la virilité, on est en droit de le penser. D’autant que la marque américaine est loin d’être un cas isolé. Longtemps élevée au rang de modèle par les publicitaires de secteurs au sommet desquels trône l’automobile, la figure du mâle alpha ne fait plus vendre. Au point de devenir tout simplement persona non grata ? « Ce qui est sûr, c’est que l’on assiste à un mouvement massif porté par les millennials quant à l’acceptation au sens large », estime Thierry Heems, directeur conseil chez TBWA Corporate, pointant « une notion qui va au-delà du genre », à l’exemple du « body positivism ». « Les représentations qui ont longtemps prévalu explosent et il n’existe quasiment plus aucun cliché exploitable en publicité », constate pour sa part Sébastien Genty, à la tête du planning stratégique de DDB Paris et du Collectif de la spécialité, qui rassemble les professionnels français de la discipline.

« Un imaginaire phallique en crise »

Dans ce contexte qui oblige les marques à transformer leurs codes, l’homme façon Rambo ou James Bond serait-il le premier à en faire les frais ? « Force est de constater qu’au-delà de cet effet mécanique, l’imaginaire phallique traditionnel est en crise », pointe sans détour Vincenzo Susca, sociologue à l’université Paul-Valéry de Montpellier et directeur des Cahiers européens de l’imaginaire. « Si l’on se réfère à cette idée de mâle fort, supérieur, blanc, cela semble effectivement difficilement tenable aujourd’hui pour une marque d’un point de vue brand et business », appuie Thierry Heems, rappelant par la même occasion qu’une récente étude menée par Havas Paris a montré que « 77 % des marques pourraient disparaître dans l’indifférence générale ». En d’autres termes : miser sur cette figure passéiste reviendrait ni plus ni moins qu’à jongler avec une grenade dans un contexte déjà suffisamment périlleux pour les marques. « Il y a donc tout intérêt à séparer masculinité et virilité. De la même manière que la beauté ne représente qu’un fragment minime de la féminité, la virilité ne représente qu’une toute petite part de la masculinité », relève Sébastien Genty, évoquant une « palette de possibilités infinie : cisgenre, homosexuel, transgenre, queer… ». De là à parler de réinvention des codes ?

C’est en tout cas le sillon qu’ont décidé de tracer plusieurs annonceurs majeurs, à l’instar d’Axe. En quelques années seulement, la marque est passée de la simpliste addition « Monsieur tout le monde + déodorant = succès assuré auprès de la gent féminine » à un message moins grossier et plus universaliste. « C’est un exemple très significatif. Alors que la marque était cataloguée dans un registre, elle a su prendre de l’avance sur la représentation du masculin grâce à des campagnes comme “Find Your Magic”. Et tout cela en gardant le fil rouge de la séduction, sa marque de fabrique, décortique le directeur du planning stratégique de DDB Paris.  Le cas de Gillette, qui a longtemps eu un positionnement caricatural, est également intéressant. La dernière campagne met en scène un enfant transgenre à qui son père apprend à se raser pour la première fois. Le spot est universel et touchant alors qu’il s’agit d’un cas particulier. C’est la preuve que la capacité de retoucher à l’universel en passant par un particularisme fonctionne, mais aussi qu’il n’y a plus besoin de se voir en miroir pour se connecter émotionnellement. »

Il faut dire que, point de vue masculinité toxique, « entre l’imagerie de Gillette, homme blanc glabre au torse puissant dont on ne doute pas de l’hétérosexualité, et celle d’Axe, promouvant un parfum sulfureux déchaînant les ardeurs de femmes-objets, les deux marques avaient beaucoup à se faire pardonner », remarque Louis Chahan, planneur stratégique chez BETC. Gilles Deléris, cofondateur de l’agence W, rappelle de son côté le passé pas bien glorieux des constructeurs automobiles. Comme Audi, et son effarant spot de 1993, signé : « Il a la voiture, il aura la femme ». Inimaginable aujourd’hui.

Rédemption ou gender washing ?

Le changement de paradigme ne se suffit néanmoins pas totalement à lui-même. Aux paroles doivent se joindre les actes. Et aux postures les preuves. « Gillette n’a pas fondamentalement changé sa politique produit, et continue à vendre des rasoirs bleus métalliques, et à appliquer la fameuse “taxe rose”…  , grince Louis Chahan. « Gender washing », j’écris ton nom ? « Les nouvelles générations sont extrêmement rompues aux codes du marketing et même si l’engagement des marques n’est pas une passade, celles-ci ont un devoir d’exemplarité. D’autre part, il ne faut pas confondre mission sociétale et engagement. Nike par exemple, son sujet ce n’est pas le handicap, l’obésité ou les femmes, c’est le dépassement de soi », illustre encore Sébastien Genty. Une distinction certes importante mais qui n’altère en rien la tendance générale des marques à activer le levier du genre. Que ce soit des acteurs issus du luxe, du prêt-à-porter, des cosmétiques ou de secteurs a priori moins directement concernés comme les boissons, le sens de l’histoire semble être le même.

Une forme de fatalité que Nicolas Chemla, planneur indépendant et auteur du livre Monsieur Amérique (éditions Séguier), tient toutefois à tempérer. « Au premier abord, cela semble parti pour durer. Mais il faut se méfier de cette impression pour plusieurs raisons. Première d’entre elles, une réalité encore assez variée face au thème de la masculinité. Cette tendance est sans doute la plus bruyante sur les réseaux sociaux mais elle n’est pas forcément aussi majoritaire qu’on pourrait le croire », poursuit-il. En d’autres termes, la publicité et la communication, en raison de leur effet de loupe, joueraient un rôle déformant quant à la disparition d’un modèle qui conserve en réalité ses soutiens. « On peut citer le cas de Donald Trump, mais également ceux de Vladimir Poutine ou de Matteo Salvini. Ces personnalités ont un côté ringard et même monstrueux par certains aspects mais elles fédèrent, notamment auprès de ceux qui se sentent exclus ou borderline », analyse Vincenzo Susca, évoquant également le cas « des rappeurs » – dans le sillage de la rivalité Booba-Kaaris – ou « des footballeurs », dont le pouvoir d’attraction auprès des jeunes générations n’est plus à démontrer. Mais une chose est certaine : faire appel à des figures aussi hostiles à la nuance devient clivant. Voire discriminatoire ? Pas automatiquement à en croire Nicolas Chemla, pour qui « on peut encore représenter du masculin au sens traditionnel- du terme tant que celui-ci est assumé comme une carapace ». Et de citer la formule consacrée : « Derrière l’armure, il y a un petit cœur qui bat ». 

Nouvelle égérie de Saint Laurent, Keanu Reeves, qui a pourtant donné de sa personne dans des films d’action très « testostéronés », de Speed à John Wick en passant par Matrix, renvoie ainsi l’image d’un masculin « new school » : doux, bien élevé, empathique, plein d’autodérision. À telle enseigne que Slate titrait le 6 juillet dernier : « Keanu Reeves est l’élu venu nous sauver du monde de Trump ». Comment expliquer un tel tour de force ? « Keanu Reeves joue sur les deux tableaux. C’est un personnage qui se bat et qui triomphe d’une multitude d’ennemis avec toutes les armes possibles et imaginables. Mais c’est parallèlement un être qui assume ses faiblesses et ses fêlures, comme dans la trilogie John Wick où il cherche à refermer ses blessures en retrouvant celui qui a tué son chiot », note Nicolas Chemla.

De l’homme à femmes à l’homme à failles ? « Paradoxalement, on constate que cette notion d’homme fort et musclé n’est pas forcément mal perçue, dans la communauté homosexuelle, par exemple. En réalité, elle devient acceptable dès lors qu’elle est associée à des éléments de faiblesse assumée », résume Vincenzo Susca. Et Gilles Deléris d’évoquer dans la même veine une récente campagne australienne baptisée « Man up ! », qui « invite les hommes, caparaçonnés par les injonctions qui leur sont faites, à ne pas avoir honte de leurs épanchements lacrymaux ». De nouvelles marques, comme la start-up Dollar Shave Club – produits de soins pour les hommes – adoptent d’ailleurs spontanément de nouveau codes, en s’affranchissant d’emblée des figures imposées du genre, relève Louis Chahan : « L’on y célèbre tous les corps masculins : les “dad bods ” [corps d’homme bedonnant], le sportif, la drag-queen… Avec, en creux, ce message : arrêtons de coller des étiquettes sur ce qu’est le masculin, si tant est que le masculin signifie vraiment quelque chose. »  Car, au fond, ce n’est pas tant la masculinité qui est en danger, mais la représentation archaïque de la virilité et/ou l’héritage patriarcal qui lui est classiquement attaché. « La virilité n’est plus un passage obligé pour parler de l’homme. Cette masculinité multiple ouvre le champ des possibles. Et ne pas être enfermés dans une représentation est une chance pour la création publicitaire », se réjouit Sébastien Genty. Plus de doute, la perfection se conjugue désormais au masculin, au féminin et bien plus encore.





Trois questions à Olivia Gazalé, philosophe et auteure de « Le mythe de la virilité » (éditions Robert-Laffont)



La société est-elle en mesure de faire le distinguo entre virilité et masculinités ?

La différence est simple. Les masculinités sont multiples et diverses, ce sont toutes les façons d’habiter le sexe masculin, tandis que la virilité, elle, est un modèle normatif, un idéal, un archétype, qui désigne ce que doit être un homme pour être reconnu comme pleinement homme. Le cœur du mythe viriliste, c’est le postulat de la hiérarchie des sexes, de la supériorité du masculin sur le féminin. Là où la femme est définie comme faible, fragile, peureuse, inapte à contrôler ses émotions, irrationnelle et passive, l’homme, à l’inverse, est perçu comme vigoureux, actif, puissant, rationnel, dominateur et hétérosexuel. Le système viriarcal est un modèle de toute-puissance guerrière, politique et sexuelle.

La figure du mâle alpha, longtemps érigée en modèle, est-elle vouée à la disparition ?

Ce modèle est entré en crise depuis environ un siècle sous l’effet de multiples facteurs. Pour n’en retenir que deux, évoquons d’abord l’effondrement du mythe guerrier : au cours de l’histoire, des centaines de générations de garçons ont été dressées pour aller mourir au combat, pour désirer la « belle mort », les armes à la main. Or ce mythe guerrier a été considérablement discrédité par les effroyables carnages du 20siècle. Aujourd’hui, la guerre ne fait plus rêver. Autre archétype en crise : celui du travailleur vigoureux, robuste, stoïque et fier de son outil. Ce modèle subit les effets douloureux des modifications de l’organisation du travail, du chômage de masse et de la précarité généralisée. Si l’homme se définit par le succès, la victoire et la performance, alors le chômeur ou l’employé précaire n’est pas un homme, « un vrai ».  La virilité est un idéal de plus en plus hors d’atteinte. 

N’est-ce pas finalement le patriarcat – ou plutôt ce que vous appelez le viriarcat – qui est battu en brèche ?

Le système viriarcal est tombé dans son propre piège. L’idéologie prométhéenne de la raison toute-puissante, de la domination du « vir » sur la femme, sur la planète et sur l’animal, est en train de se retourner contre l’homme lui-même, qui a détruit son propre écosystème, au point de se demander si la Terre sera encore habitable dans 50 ans…



Propos recueillis par Sorlin Chanel.

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