Production
Une quarantaine de sociétés de production indépendantes ont signé une lettre ouverte condamnant les «pratiques déloyales» des groupes publicitaires. Coup de tonnerre dans un marché en pleine mutation.

Le feu couvait… Après des années à observer les groupes publicitaires développer leur propre structure de production, une quarantaine de maisons de production indépendantes – autant dire l'essentiel du marché – ont tiré la sonnette d’alarme dans une lettre ouverte dont l’intitulé ne devrait pas manquer d'agiter la planète publicitaire: «Pratiques déloyales des productions internes en France». Sur le banc des accusés: Prodigious (Publicis Groupe), HRCLS-Hercules (Havas), Else (TBWA), Rita (BETC) et consorts, à qui les indépendants reprochent notamment de fausser les appels d'offres. «Les agences font entrer leurs productions intégrées dans la boucle. Ce qui implique que ce que nous apportons – tant dans l’idée que dans la manière de la mettre en œuvre – n’est pas protégé. Ces sociétés ont aussi accès aux informations sur la compétition bien avant nous et ont donc plus de chances d’être prises», expliquent Julien Pasquier et François Brun, respectivement président et vice-président de l’Association des producteurs de films publicitaires (APFP).

Phénomène international

Les indépendants relèvent que de manière générale, et plus particulièrement quand il s’agit de Publicis, ils se retrouvent de plus en plus face à une société de production intégrée alors que cette dernière ne présente pas de réalisateur. «Comment est-ce possible alors que les créatifs sont censés juger le talent de celui-ci? On ne s’oppose pas aux agences qui internalisent la production, mais qu’elles le fassent en direct avec l’annonceur ou qu'on puisse être mis au courant quand elles sont sur le pitch. Une compétition nous coûte du temps et de l’argent, 3 000 euros en moyenne», précise François Brun, sachant que les productions indépendantes participent de 200 à 300 appels d'offres par an. «C’est très paradoxal cette gestion. Parce que de notre côté, nous sommes extrêmement contrôlés par les agences. Nos devis font plusieurs dizaines de pages avec 300 à 400 entrées et des lignes à 20 euros pour des budgets allant jusqu’à 350 000 ou 400 000 euros», indique Julien Pasquier qui, avec l'appui de ses confrères, réclame donc plus de transparence et souhaite que «les agences s’engagent à ne pas présenter directement ou indirectement leur production interne lorsque l’annonceur demande qu’un appel d’offre soit mis en place».

Les producteurs indépendants se sentent d'autant plus légitimes à taper du poing sur la table que le débat fait rage dans d'autres marchés, notamment outre-Atlantique et au Royaume-Uni. «C’est un phénomène international. Mais nous nous sommes tus jusqu’à présent parce que nous connaissons les risques: les agences sont nos clients», précise François Brun. Aujourd’hui, le ras-le-bol est général. «Nous sommes nombreux à lancer ce message [plus de 95% des maisons de production indépendantes ont signé la lettre, membres ou non de l’APFP] parce que depuis trois mois, une nouvelle étape a été franchie», justifie Julien Pasquier.

Des talents très convoités

Une nouvelle fois, Publicis est pointé du doigt. En effet, le groupe serait en train de lancer une structure avec des réalisateurs signés en exclusivité pour ses compétitions. Une quinzaine auraient déjà signé. «Là, c’est quinze, mais demain pourquoi pas la totalité?», interroge Julien Pasquier, qui souligne que ces réalisateurs devront être suivis par les sociétés de production, les agences n’ayant ni les moyens ni les compétences pour le faire. «Chacun son métier! On investit 5 à 10% de notre marge brute dans le développement des talents. C’est comme avec les enfants, il ne s’agit pas seulement de les prendre le week-end et de les emmener au parc, c'est un travail à temps plein. Ce que les agences font, c’est de la déforestation», s'insurge le président de l'APFP. «La valeur ajoutée d’une société de production, c’est avant tout les talents, donc les réalisateurs qu’elle a sous contrat exclusif», confirme Maxime Boiron, président de TBWA Else, qui ne voit pas d'issue à cette option du tout intégré: «Les créatifs en agence ne vont pas se priver de ces talents.»

De toute évidence, le marché a radicalement changé ces dernières années. «On conçoit que nous ne soyons pas légitimes sur certains projets. Mais trois ou quatre sociétés ont mis la clé sous la porte l’an dernier», rappelle le vice-président de l'APFP, François Brun. Avis partagé par François Chilot, président des Producers et des Young Director Awards, signataire de la lettre: «Toutes les sociétés de production ont vu une partie de leur chiffre d’affaires diminuer. On a toujours l'image du producteur plein aux as dans sa Cadillac avec son gros cigare, mais l'argent que nous gagnons ne va pas dans nos poches. Il nous permet d'investir et de développer nos talents. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus le faire.» La réponse donnée par les sociétés de production intégrées serait qu’elles ne sont pas sur le même périmètre vu qu'elles se concentrent sur des projets moins ambitieux, à coût réduit ou au timing serré. «Les productions intégrées ne s’attaquent pas à des gros projets à haut risque. Les agences nous demanderont toujours de les faire», estime François Chilot. Sauf exception… Ainsi, en début d'année, Havas Paris a fait appel à Hercules pour les deux films (spectaculaires) de lancement de Studio+.

La loi du marché…

En face, on plaide l’inéluctable loi du marché. «C’est un faux combat. La production intégrée est un fait, le marché va dans ce sens. La montée en puissance des directions achats, qui sont déconnectées de notre métier, nous a fait sortir de l’artisanat pour un mode plus industriel. Il n’y a pas de retour en arrière possible», tranche le directeur d’une production intégrée. Sur la sellette, Prodigious, précurseur de ce modèle, rappelle par la voix de son vice-président, Frédéric Trésal-Mauroz, que seul un tiers des centaines de productions que signe chaque année Prodigious sont des films TV. La délégation Production de l'AACC, que ce dernier préside, répondra d'ailleurs point par point aux récriminations  des indépendants: «Une lettre sera envoyée aux acteurs du marché dans les prochains jours, déclare Frédéric Trésal-Mauroz. Nous rappellerons notamment qu’il existe des TV producers et que ces derniers travaillent avant tout pour les créatifs, leur crédibilité en dépend. Il y a aussi les “cost controlers” des annonceurs, un second filtre qui, au-delà de l’aspect financier, veille évidemment à l’impartialité des appels d’offres. Enfin, n’oublions pas que le choix final revient aux annonceurs. Pour notre part, nous n’avons pas reproché aux producteurs indépendants de travailler en direct avec les annonceurs.»

Quant aux autres producteurs intégrés, ils auraient plutôt tendance à botter en touche. «Hercules n’a jamais été en compétition face à des producteurs indépendants et continuera à tenir cet engagement», assure Christopher Thiery, président de HRCLS-Hercules, alors que Maxime Boiron, de TBWA Else, déclare: «Cela ne reflète pas la réalité de l’ensemble du marché. Concernant Else, nous ne sommes pas concernés par ces questions de compétitions faussées.»

Le guide des annonceurs

Restent les arbitres de ce débat, à savoir les annonceurs. «Nous connaissons cette problématique. En 2015 et 2016, nous avons rencontré l’ensemble des acteurs du marché: l’APFP, l’AACC Production, des TV producers d’agences, des freelances… De ces échanges est sorti un guide que nous publierons au printemps», précise Athénaïs Rigault, directrice relation et expérience clients de l’Union des annonceurs (UDA), qui n'exclut pas d'aller plus loin en mettant tout le monde autour de la table. Maxime Boiron (TBWA Else) regrette d'ailleurs que «l’APFP n’ait pas accepté comme membres les sociétés intégrées. Il faut que nous puissions davantage communiquer et travailler ensemble sur l‘image de ce métier, qui est parfois encore négative. Pourquoi ne pas créer une délégation Production film à l’AACC avec l’APFP?» Voilà qui promet de longues discussions...

Lettre ouverte des producteurs indépendants (extraits)

«(...) comme tout écosystème précaire, le nôtre est menacé par des pratiques contestables de plus en plus fréquentes. Depuis plusieurs mois, les activités des groupes publicitaires mondiaux sont très surveillées, voire suspectées de concurrence déloyale (...). Les agences de publicité bénéficient (...) de l’investissement créatif permanent des sociétés de production qui sont le seul véritable laboratoire technique et artistique du secteur (...). Nous réaffirmons notre opposition à un système dans lequel les agences deviennent juge et partie lors de certaines compétitions et perdent donc toute l’impartialité nécessaire au bon fonctionnement de notre secteur (...). Nous pensons qu’un processus dans lequel une société peut faire appel lors d’une mise en concurrence à l’une de ses filiales pour produire un film publicitaire n’est pas équitable (...). Il est aisé pour les productions internes d’avoir accès à une série d’informations utilisables (éléments de conception, choix des lieux, options de tournage, traitements de l’offre, propositions financières…) pour améliorer leurs offres (...). Nous appelons de nos vœux un accord entre tous les protagonistes de la publicité aux termes duquel les agences s’engagent à ne pas présenter directement ou indirectement leur production interne lorsque l’annonceur demande qu’un appel d’offre soit mise en place. A défaut d’un tel engagement, nous sommes fondés à considérer que de telles procédures ne sont pas de véritables appels d’offres et qu’y participer serait contraire à nos intérêts.»

 

 

Levée de boucliers internationale

Le coup de gueule des producteurs indépendants français s'inscrit dans un mouvement qui dépasse largement les frontières hexagonales. En décembre dernier, la division antitrust du ministère américain de la Justice a lancé une enquête sur les pratiques des groupes publicitaires en matière de production suite à des plaintes pour appels d'offres faussés. Des filiales d'Omnicom et Publicis ont été citées à comparaître. Un mois plus tard, des sociétés de production indépendantes britanniques publiaient une lettre ouverte pour condamner ce type de concurrence déloyale sur leur marché. Les professionnels allemands seraient sur le point de faire de même.

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