Désormais, sur le Net, le «personal branding» (faire de sa personne une marque) permet à tout un chacun de promouvoir et de valoriser son image, et souvent celle de son entreprise ou de certains de ses collaborateurs. Pour un patron, c'est une belle opportunité de s'immerger dans les réseaux sociaux, d'encourager par l'exemple l'humanisation de son entreprise, ou même de profiter simplement de la puissance du Web pour y développer son ego.
Ce phénomène ne date pas d'hier. Avant même la naissance d'Internet, Steve Jobs, le cofondateur d'Apple, a développé un «personal branding» qui a largement contribué au succès de son entreprise. Mieux que les autres, il a su cultiver les bruits, les rumeurs et le buzz, qui ont participé à faire passer la valorisation d'Apple de 5 milliards de dollars dans les années 2000 à plus de 360 milliards aujourd'hui. Si d'autres dirigeants, en France ou aux États-Unis, ont essayé la même voie, aucun n'a été jusqu'à acquérir ce statut d'icône vivante.
Mais, en construisant volontairement le mythe du génie de Steve Jobs, Apple aurait-il pris le risque d'un succès «communicationnel» pouvant se transformer en danger industriel? Aujourd'hui, confronté à son départ, Apple ne doit-il pas démythifier sa communication, humaniser plus largement sa société en permettant à ses propres employés de s'approprier l'ère du buzz et de la conversation?
Tout d'abord, la situation illustre un problème de pérennité de l'entreprise: tout le monde est mortel. Ensuite, les mythes sont par essence fragiles, ils atteignent un jour leur limite. Il y a aussi la création d'une aberration financière, une distorsion créée par l'image même de Steve Jobs – les succès d'Apple sont indéniablement liés à sa présence, mais son statut de mythe vivant semble exercer un pouvoir irrationnel sur le marché –, certains analystes parlent de champ de distorsion de la réalité.
Il me paraît pourtant sage de relativiser le risque que représente «l'icônisation» de Steve Jobs. Apple est une belle entreprise qui a mis en place de belles équipes. Sur les rails du succès depuis déjà dix ans, elle s'est diversifiée dans sa gamme de produits et s'est structurée autour de collaborateurs compétents, au premier chef son nouveau PDG, Tim Cook. Apple a été dirigé avec un talent industriel de premier plan, ce qui reste une force pour l'entreprise, et pour sa capacité à encadrer pendant longtemps encore ses jeunes experts du marketing, de la communication, du design et de l'«engineering».
Mais, alors, minimiser le rôle des collaborateurs représente un autre type de danger, à ne pas sous-estimer, en particulier lorsque la création de valeur repose sur l'intelligence collective: on casse le «moteur californien», qui a besoin d'un fonctionnement collaboratif.
À la base, Apple, c'est deux choses qui ne peuvent être dissociées: d'un côté la martingale ergonomie-design-simplicité, et de l'autre l'apport de ruptures technologiques qui amènent à de nouveaux usages et, surtout, obligent la concurrence à se mettre au niveau. Le succès est le fruit de ce que ce patron visionnaire a apporté, de son exigence de la simplicité, de sa capacité à disséquer les usages et à positionner l'utilisateur au centre de l'écosystème technique.
Encore faudrait-il reconnaître la masse de travail et de compétences qui relaie ces géniales intuitions, toute cette intelligence collective qui participe à la réussite finale, reconnaître aussi le rôle des canaux marketing et commerciaux disponibles – sans sous-estimer le fait qu'Apple engendre des marges très importantes en sous-traitant la fabrication aux usines chinoises.
Le «personal branding» peut rendre iconique d'autres stars, y compris chez Apple pour prendre la relève de Steve Jobs, pour perpétuer cette stratégie de la communication, de l'addiction et du buzz. Mais quel investissement, en temps et en moyens, et quelle prise de risque!
Apple pourrait tout simplement se mettre à l'école de ses propres élèves, toutes ces entreprises qui, sur la Toile et les réseaux, ont mis leurs collaborateurs aux commandes du développement, de la communication et au contact des utilisateurs. Humaniser l'entreprise, ce n'est pas nécessairement la starisation de tout le monde, mais plutôt entrer dans l'ère de la conversation… qui n'est pas celle du buzz.