Champions d'Europe de la morosité, les Français pratiquent l'automédication en consommant de l'humour sous toutes ses formes. Face à cet intérêt durable pour l'humour, les médias réagissent en ordre dispersé.
Pour la plupart d'entre eux, l'humour est un «marronnier» auquel il est ponctuellement possible d'avoir recours pour «booster» les audiences, au même titre qu'un dossier sur les francs-maçons ou un reportage sur la vie des riches. Cette stratégie du «coup» est essentiellement pratiquée par les télévisions, avec les sempiternels mêmes bêtisiers, caméras cachées et archives des rois du rire.
Au vu de ses bons résultats, on peut se demander pourquoi la presse n'y a pas également recours : d'Alphonse Allais à Pierre Desproges en passant par Sempé ou Cabu, l'humour est d'abord une écriture.
La seconde approche consiste à créer des rendez-vous réguliers autour de l'humour dans un objectif de fidélisation et d'augmentation progressive des audiences, via le buzz qu'il suscite plus que d'autres écritures.
C'est à nouveau du côté de l'audiovisuel que l'on trouve les exemples les plus frappants : Guillon (France Inter), Gerra (RTL) et Canteloup (Europe 1) sont des moteurs d'audience pour les matinales des radios généralistes, Bouvard (RTL) et Ruquier (Europe 1) sont les rois des après-midi radiophoniques et la tranche en clair de Canal+ doit son succès à son indispensable «Petit Journal».
Du côté de la presse écrite, on se limite encore le plus souvent à un dessin d'actualité et à quelques billets au ton plus décalé, bien insuffisants pour être des outils de conquête alors que, dès qu'ils sortent du petit format, ils jouent un rôle certain dans la fidélisation.
Ainsi, lorsque nous cherchons ce qui explique la bonne tenue des diffusions des news en été, leurs lecteurs nous citent plus souvent les noms de François Reynaert (Nouvel Observateur), Patrick Besson (Le Point) ou Tignous (Marianne) que ceux de plumes plus traditionnelles.
Dans des cas aussi rares qu'exemplaires, l'humour devient un véritable «marqueur identitaire» des médias et contribue même à fédérer des communautés autour de leurs marques.
L'exemple le plus ancien vient de la presse informatique, secteur qui vit s'affronter pendant plus de deux décennies L'Ordinateur individuel et Le Monde informatique. Face aux dessins de Zévar dans le premier, le second joua avec succès la carte du dessinateur Cointe qui su faire de ses héros, Monsieur Durand et les «cybériens», les miroirs et les porte-parole de toute une communauté professionnelle. Dix albums aux tirages confortables furent même édités.
Du côté des magazines spécialisés, la bande dessinée Joe Bar Team, créée dans Moto journal, est très vite devenue un rendez-vous incontournable pour toute la communauté des motards. Face à une actualité identique faite d'essais de motos et de résultats de compétitions, Moto journal a longtemps bénéficié avec Joe Bar Team d'un véritable outil de différenciation, de fidélisation, de notoriété, d'affinité et de buzz. Rançon du succès : Joe Bar Team est aujourd'hui une marque à part entière qui se décline en albums, papeterie, figurines et autres accessoires. Et cette marque est à la fois plus forte et plus large que celle du magazine qui l'a fait naître.
Lorsqu'il n'est pas cantonné dans une case ou une page, l'humour peut devenir une des composantes fortes de l'ADN d'une marque média. Dans la presse écrite, l'exemple absolu est celui du magazine Elle, qui a acquis en quelques années, grâce à l'humour, un ton et une proximité qui le différencie clairement de ses concurrents actuels et futurs. Elle doit cet avantage concurrentiel aux plumes d'Alix Girod de l'Ain – dite Docteur Aga – et de Sophie Fontanel, ainsi qu'aux filles filiformes dessinées par Soledad Bravi. L'efficacité de la démarche tient à sa globalité : les trois drôlesses de Elle représentent un même type d'humour et peuvent l'exprimer pratiquement partout dans l'hebdo. Et au travers de leurs blogs et de leurs livres, elles contribuent aussi à faire vivre un univers de marque.
Enfin, l'humour peut parfois être (ou devenir) la «matière première stratégique» du média. C'est naturellement le cas avec la presse satyrique ou avec la radio Rires & Chansons, qui fait sourire chaque jour 1,9 million de paires d'oreilles.
C'est peut-être aussi en train de devenir le cas avec les radios musicales, durement concurrencées par Deezer et Spotify et donc en recherche de nouvelles façons de se différencier et de faire vivre leurs univers. Elles investissent aujourd'hui dans des animateurs en phase avec leurs images, qui font rire au petit déjeuner et sourire dans les bouchons.
Pour tous les médias, il n'est que temps de prendre l'humour au sérieux.