Chronique

Rencontre dans un avion avec un patron du CAC 40. Il voyage seul avec deux cartables. Lui demandant pourquoi il s’encombre ainsi, il me répond tout doucement : « l’un est pour les dossiers, l’autre pour mes livres ». Il a visiblement plusieurs lectures en cours, uniquement de la littérature, française et étrangère. C’est un manager qui lit.

J’avais cette rencontre à l’esprit en terminant l’ouvrage que Bernard et Cécile Pivot viennent de consacrer à la passion de Lire (c’est le titre du livre). Les auteurs y dénoncent l’hypertrophie de la lecture utile chez les managers, celle des essais, des notes, des posts, des drafts et des mémos, pour mieux vanter les vertus de la littérature, des épopées, des romans et des contes. Qualifiée, elle, de lecture inutile.

« Beaucoup trop d’hommes politiques, de chefs d’entreprise, de hauts fonctionnaires, de managers, de responsables de tout poil ne lisent que des livres utiles à l’exercice de leur profession… Romans et récits leur apprendraient bien des choses. Sur le clair-obscur des mentalités. Sur les raisons des volte-face et des fidélités. Sur les fiertés minuscules et les détresses inavouables. Sur le grand bazar du commerce des corps et des âmes. Et donc, par comparaison, par confrontation, sur eux-mêmes. » Et Cécile Pivot d’ajouter : « Lire des romans, c’est prendre des nouvelles des autres… La lecture fait partie de ce strict nécessaire que l’on emporte dans ses bagages durant le voyage de la vie. Et de la nécessité de lire naît le plaisir de lire… Lire c’est avoir de l’esprit au bout des doigts. »

La langue corporate à l'agonie

Cet appel à la lecture intervient au moment où la langue corporate, parlée depuis des décennies par l’entreprise, s’éteint à petit feu. N’ayant de compte à rendre à personne, elle s’est isolée dans une tour d’ivoire sémantique dont seuls quelques adeptes parviennent encore à percer les mystères. Résultat, quand on veut dire aujourd’hui ennuyeux, incompréhensible, ou prétentieux, on dit corporate ! Et le rapport annuel, objet emblématique de cette langue morte, cherche son deuxième souffle, fuyant sa condition d’origine, en devenant tantôt roman, tantôt magazine, tantôt poster ou bande dessinée.

L’irruption du digital fait émerger de multiples exigences. La plaquette a fait place à la tablette, l’écran plat a supplanté le couché mat dos carré collé, le responsive est partout. Tout est mesuré et devient mesurable. La marque était business model, elle devient récit. Un récit à façonner avec de nouvelles idées, et de nouvelles inspirations. Et le souffle à donner et à transmettre doit être nourri, alimenté, et enrichi en permanence. Mais comment faire rêver sans rêver soi-même ? Comment prôner la créativité sans parvenir à s’évader ? Comment être auteur sans puiser à la source des meilleurs plumes ? Bref, comment donner à lire sans lire soi-même ?

Respiration, inspiration

Nous n’avons pas d’excuses car la lecture en France se porte bien. Nous sommes au quatrième rang des pays publiant le plus de nouveaux livres avec plus de 100 000 nouveaux ouvrages par an ; les boîtes à livres fleurissent dans les villes ; Alexandre Jardin parvient à mobiliser 20 000 lecteurs bénévoles et des initiatives, comme celle de Jour de Lectures, encouragent la lecture à voix haute.

La connexion permanente faite de call, d'e-mail et autres textos sature l’espace mental et réduit comme peau de chagrin le temps disponible. Nous avons trop d’applications ouvertes ! Et si on y voyait une invitation à proposer, dans les agendas et les lieux de travail, des espaces de respiration par la lecture : bibliothèque, salles de silence, boîtes à livres, lectures en public ? Si cela pouvait aider à la disparition dans l’entreprise du prêt-à-penser PowerPoint et faire place à des présentations plus sensibles, plus créatives et mieux écrites. On pourra aussi emporter avec soi un deuxième cartable… C’est à coup sûr une belle façon de voyager dans la vie en joignant l’inutile à l’agréable. 

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