Nouvelle saison, nouvelle chronique. La dernière fois, j’avais profité de ces colonnes avec ce petit avantage, ce moment d’avance, que me donne mon métier : Facebook abusait, je ne m’attendais toutefois pas à ce que Mark Zuckerberg présente ses excuses et son cours de bourse perde 20%. Cette fois, on m’a commandé : « c’est un numéro spécial design, il faudrait être dans le thème... ». Le design me passionne autant qu’il m’impressionne, j’aurais voulu être un artiste designer. Mais il faut connaître ses limites. Pour accepter, j’ai dû demander à la meilleure designer autour de moi de m’accompagner pour une chronique à quatre mains et deux claviers.
Le design a toujours été l’ami le plus exigeant de l’industrie. Employé dans le sens que nous lui attribuons ici pour la première fois par Henry Cole en 1849 dans son Journal of Design and Manufactures, c’est bien les Anglais et la première révolution industrielle qui lui donnent cette fonction chimique : faire le lien entre arts et industrie. Le design et ses designers ont gardé ce rôle-interface, leur responsabilité c’est ce qu’on appréhende, voit, prend en main, touche, manipule… d’une chaise Thonet en 1859 à un iPhone X en 2018. C’est aussi faire le lien entre l’ingénieur et le commerçant, l’inventeur et le distributeur. Interface, donc, aussi, comme pour le Larousse, « personne qui assure l'échange d'informations entre deux domaines, deux services, deux personnes».
Mais de William Morris qui hante La Carte et le territoire de Houellebecq, ce proto-designer qui refuse les ravages de l’industrialisation dans les années 1870 et promeut le retour à l’artisanat et la nature à Mathieu Lehanneur qui creuse aujourd’hui son sillon avec des objets thérapeutiques ou du mobilier qui diffuse des minéraux et de l’air pur, le designer n’a certainement pas comme seul rôle de « vendre plus », il est aussi la conscience des révolutions industrielles. Là encore, comme il est leur interface, il est aux avant-postes pour en percevoir les périls.
Nouvelle révolution industrielle, nouveaux enjeux. Nous en identifions quatre majeurs.
1. Surprendre
L’ascendance anglo-saxonne, (protestante?) du design se retrouve dans une des ses postures principales, qu’on peut réduire à « no pain, no gain ». L’esprit du design, surtout dans sa mission de créer des « expériences utilisateur gain » (UX), est obsédé par les painpoints, les zones de friction. L’archétype depuis (déjà !) 20 ans, c’est le one-click breveté par Amazon en 1998. Un bon service, c’est un service évident. On peut aussi penser aux produits Apple sans mode d’emploi, comme si c’était une infamie d’avoir à expliquer ou à apprendre.
Un designer doit aussi avoir comme ambition de surprendre. Le design ne doit pas se contenter de faciliter, il sera sinon remplacé par des algorithmes, le fameux beta testing qui permet à Amazon, encore, de tester en permanence les meilleurs parcours. Une encore meilleure expérience est possible si on la juge à l’aune du plaisir et de l’intérêt et pas seulement à celle de l’efficacité.
2. Protéger
Nous avons atteint aujourd’hui un régime d’invisibilité : beaucoup de choses se passent sans que l’utilisateur le sache ou soit (vraiment) averti. Or il est important d’amorcer une phase d’appropriation de l’utilisateur dans les processus numériques. La question n’est pas tellement de savoir si nous devons donner une partie de nos données personnelles ou si nous le faisons, mais bien de savoir si nous comprenons les implications de ce que nous faisons et donnons notre consentement en connaissance de cause et de conséquence.
Le privacy-by-design vise avant tout à sensibiliser l’utilisateur à la gestion de sa vie privée. Notion introduite dans l’article 25 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 Article 25-Protection des données dès la conception et protection des données par défaut : « Compte tenu des techniques les plus récentes et des coûts liés à leur mise en œuvre, le responsable du traitement applique, tant lors de la définition des moyens de traitement que lors du traitement proprement dit, les mesures et procédures techniques et organisationnelles appropriées de manière à ce que le traitement (...) garantisse la protection des droits de la personne concernée. » À la troisième lecture de cette phrase, vous aurez compris que nous avons besoin des designers pour leur donner une tournure concrète…
3. Durer
Protéger, c’est aussi protéger notre environnement. L’invisibilité évoquée à l’instant vaut aussi pour l’impact écologique de nos pratiques. Nous sentons bien que ce que nous appliquons à des robinets et des interrupteurs dans nos appartements n’a pas trouvé son extension numérique : combien de fenêtres ouvertes dans vos navigateurs Internet ? Combien de chargeurs branchés en permanence ? Combien de terminaux périmés qui encombrent nos tiroirs ? En fait, pourquoi Apple s’obstine à nous faire changer de smartphone tous les ans alors que j’ai hérité de la cocotte-minute et de la montre de mes grands-parents ? On retrouve le design cynique décrit par Philippe Starck, celui du « vendre plus », mais pour éviter tout procès d’intention, parlons d’échelle plutôt que de cynisme. Un exemple. Le design thinking, méthodologie majeure de ces dernières années, avec ses apôtres et ses contempteurs, est concentré sur l’utilisateur final pour lui proposer, par la collaboration, le meilleur produit ou service possible. Cette obsession de l’utilisateur néglige le plus souvent son environnement, c’est un défaut d’échelle : intégrons systématiquement l’environnement comme échelle de la conception. Comme le privacy-by-design pour les données, espérons le sustainable-by-design. C’est le sens du travail et de la prochaine exposition de Paola Antonelli, directrice de la R&D du MoMA : « le défi, c’est d’intégrer les besoins futurs avec nos besoins actuels. Notre avenir pourrait alors se construire grâce à des pratiques du passé, à la manière des anciens, bâtisseurs, mais qui ne consommaient pas comme nous le faisons désormais ».
Plus proche de l’environnement, le design retrouve un de ses accomplissements les plus distinctifs : embellir en vieillissant. C’est le wabi-sabi japonais, principe zen qui relie deux principes : « le wabi fait référence à la plénitude et la modestie que l'on peut éprouver face aux phénomènes naturels, et le sabi, la sensation face aux choses dans lesquelles on peut déceler le travail du temps ou des hommes ». Le monde a besoin d’interfaces et des produits qui vieilliront comme une bonne paire de blue jeans, dont le bleu et la coupe deviennent comme le paletot de Rimbaud, « idéal ».
4. Inventer
Le paradoxe du design c’est qu’il uniformise, standardise. C’est la rançon du succès. Prenons encore l’exemple du smartphone, vous souvenez-vous de la variété des modèles avant que l’iPhone impose une forme et une interface que tout le monde a copiées ? Nous sommes convaincus que la seule façon possible de créer une nouvelle plateforme en tout cas un nouveau géant de l’industrie numérique, c’est par le design. Airbnb, créée par deux designers en est un excellent exemple. Le crowdfunding (Kickstarter et Indiegogo) permettent depuis plusieurs années à de nouveaux objets de trouver en même temps du financement et leurs premiers clients, les réseaux sociaux, permettent à une entreprise comme Wish de livrer 2 millions de colis par jour, proposant 70 millions de produits pour 300 millions de clients, c’est un nouveau TV shopping avec ses produits inédits et conçus par des inventeurs dignes du concours Lépine mais qui ont accès aux usines de Shenzen. Le designer doit être prodigue de ses talents, jouer son rôle de conscience et de magicien de la révolution industrielle tout en tirant profit d’une industrie désormais « on demand » avec ses API, son cloud, ses usines 4.0.
Il y a bien sûr un paradoxe à promouvoir la responsabilité écologique et l’éthique des algorithmes en concevant des produits pas toujours utiles, souvent nocifs pour l’environnement, mais c’est bien la nouvelle mission du designer de réconcilier ces incompatibilités. Interface toujours.
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