Il y a dix ans, alors en charge de la veille technologique de BNP Paribas à Shanghai, une start-up chinoise nommée Alipay me suppliait de pouvoir rencontrer les cadres dirigeants de la très honorable banque de la rue d’Antin. Alipay était alors une start-up certes très prometteuse, mais jeune. À peine quatre ans d’existence. Et proposant des services de paiement en ligne très « inspirés » de ceux de Paypal, née dix ans plus tôt.
Ma conviction de l’époque était pourtant que la prochaine révolution fintech viendrait d’acteurs non-bancaires, surfant sur les besoins immenses du marché e-commerce en Chine.
Une croissance fulgurante
Fast forward. Nous sommes en 2018, et le succès fulgurant d’Alipay s’est fait un chemin jusque dans les quartiers généraux des grandes banques françaises. Fabernovel en Chine est sollicité pour obtenir des rendez-vous réputés difficiles à décrocher, pour rencontrer Alipay désormais devenue Ant Financial. La start-up, filiale du groupe Alibaba, a changé de nom et pris pour emblème la fourmi (« ant » en anglais) pour sa capacité à soulever des poids très importants malgré sa petite taille. Suite à une levée de fonds spectaculaire de 14 milliards de dollars en juin 2018, « Ant », comme la surnomme les analystes, a changé radicalement de taille et pèse désormais 150 milliards de dollars. Sa valorisation est ainsi équivalente à celles de Goldman Sachs et Barclays réunies, et représente plus du double de celle de BNP Paribas. De mémoire de licorne, aucune société technologique en Chine ou ailleurs n’avait jamais atteint une telle ampleur.
Comment tout a basculé
En réunion avec des banquiers français et des exécutifs de Ant Financial à Shanghai un jour de septembre 2018, nous observons l’écran géant qui affiche en temps réel les performances de la compagnie. Les services de e-paiement (Alipay) comptent 700 millions d’utilisateurs enregistrés et génèrent chaque mois plus de volume de transactions que Paypal en un an (451 milliards en 2017 pour la firme américaine). Le virage international a été franchement amorcé, peut-on lire sur une carte interactive, avec désormais 27 monnaies disponibles, couvrant 200 pays et 60 millions de boutiques à travers le monde.
Ce qui nous a impressionné aussi, c'est l’éventail des services financiers disponibles sur l’application mobile. Le paiement n’était que le point de départ de l’expansion de Ant Financial : son MVP en quelque sorte. La firme s’est depuis développée dans l’assurance (plus de 42 milliards de contrats vendus à date), le crédit aux entreprises (100 millions de clients actifs) et a développé son propre système de scoring clients (Sesame Credit). Quant à son fonds commun de placement lancé seulement trois ans auparavant, il est devenu le plus large au monde avec 211 milliards de dollars d’actifs sous gestion.
La configuration de Ant Financial n’a pourtant rien à voir avec celle d’une banque classique où l’essentiel du staff reçoit les clients en agence, s’active sur les trading desks ou conçoit des produits financiers. « Chez Ant, 65% de nos 10 000 employés sont des ingénieurs IT. Et notre département d’intelligence artificielle compte 600 personnes », apprenons-nous ce jour-là. La firme, dirigée par la discrète quadragénaire et désormais milliardaire Lucy Peng, voit son avenir tout en tech. Si les commissions sur chaque paiement assurent aujourd’hui l’essentiel des revenus (54% en 2017), d’ici cinq ans ce sont les services technologiques aux banques qui devraient prendre le relais pour atteindre 65% du total des revenus du groupe.
« Wallet as a portal »
Lorsque l’on arrive à la démonstration live de tous ces services sur un smartphone, ce qui étonne est que tout tient sur une seule application mobile. Mieux : sur les 90 services accessibles depuis cette « super app », seules 35 renvoient à des services financiers. Le reste concerne des fonctions qualifiées de lifestyle, utiles à la vie de tous les jours : achats en ligne, réservation de ticket de cinéma, réservation de taxi, etc. Une stratégie centrée utilisateur, ou le paiement est à la fois le point d’entrée et le point de monétisation de tout type de services possibles.
Le parcours de Ant Financial, petite fourmi devenue reine des licornes, est intéressant car emblématique selon moi de deux points de bascule majeurs : l’émergence d’un monde digital bipolaire US-Chine où s’affrontent désormais deux visions singulières du futur. Et la perte de vitesse accélérée de l’ancien monde sur le nouveau, ayant pour point de cristallisation les applications disruptives de l’intelligence artificielle sur les données de masse.
Sensation qu’en Chine, le futur n’a jamais été aussi proche de nous…