«Demain, j’enlève le bas !» Au siècle dernier, la publicité tenait ses promesses. Myriam s’affichait sur les 4x3 en toute décontraction et sans choquer grand monde. La moitié des images produites à cette époque par Helmut Newton ou par Jean-Paul Goude susciteraient aujourd’hui un violent débat. On s’indignerait de la posture d’Azzedine Alaïa tenu comme un poupon par Farida Khelfa, révélant à qui l’ignorerait la petite taille du très grand couturier. On s’offusquerait des images ambiguës de Grace Jones ou de sa mise en cage dans des mises en scènes érotico-ludiques, reçues désormais comme un outrage. On s’y reprendrait à deux fois avant d’oser des doubles sens qui sont le sel de l’humour car on rit souvent aux dépens de quelque chose ou de quelqu’un. Il en est fini de « Babette, que je lie, que je fouette et que, parfois, je passe à la casserole ». Jeux de langue, jeux de vilains : la crème était légère, mais la blague, un peu lourde, est à présent reçue comme un appel au viol.
De l’anticonformisme…
Les créatifs cultivaient sans complexe un humour potache et impertinent, une rhétorique de l’excès et de la provocation. La liberté de ton s’imposait comme une injonction du métier, entretenant assidûment une contre-culture insolente, fût-elle au service du commerce. La publicité servait simplement l’esprit du temps et le combat d’une génération contre les conventions sociales mises à terre par la révolte de mai 68. Érigée en méthodologie créative, l’idée de les identifier pour mieux les disrupter s’inscrivait logiquement dans la socio-culture du moment. Cet anticonformisme voué au consumérisme a engendré la mythologie d’une créativité dépourvue de limite, d’un art consommé du dynamitage des règles et du « tout est permis ».
Cinquante ans plus tard, la parenthèse s’est refermée. La déferlante de puritanisme, la censure de Facebook de L’Origine du monde ou de la Vénus de Willendorf, les tabous hystérisés de la religion, le bien manger sans sucre, sans sel ou sans gluten, la modération comme hygiène de comportement sont autant de balises qui encadrent nos imaginaires et verrouillent la parole. À cela s’ajoutent les dispositions légales multiples – parité, minorités visibles, RSE, traçabilité, handicaps… – qui imposent de nouveaux standards d’expression.
…à l’ordre moral
Cette nouvelle donne fixe un cadre sociétal où cohabitent des tensions contradictoires. Perçue jusqu’alors comme une alliée de l’émancipation des mœurs, comme le fer de lance de la modernité, la publicité combinait avantageusement sa vocation économique et sa dimension progressiste. Alors qu’elle défendait cette fonction solaire d’annoncer des bonnes nouvelles, quitte à dire n’importe quoi, elle se voit aujourd’hui bloquée, contestée, méprisée et tenue de peser chaque mot et chaque image, et de se conformer peu ou prou à des codes sociaux qui, pour certains, s’inscrivent dans une dynamique inquiétante de retour à l’ordre moral. Dès lors, le saut créatif s’envisage comme un steeple-chase où s’enchaînent un nombre grandissant d’obstacles.
Le fait est que cela vaut la peine de se gratter la tête, de changer le regard porté sur les publics, de cesser de les considérer comme des cibles sur lesquelles on tire au tromblon sans sommation, de prendre acte de la responsabilité des marques et de ce qu’elles donnent à voir, de puiser dans leur vérité de quoi bâtir un récit solide, d’envisager la communication comme une conversation à bénéfice réciproque, d’en finir avec les stéréotypes éculés et les réflexes sexistes dont les femmes font l’objet… tout en préservant une part de rêve et de divertissement, tout en résistant aux idées rétrogrades. Ce sont ces conditions qui rendront aux marques une part de leur autorité perdue et à nos métiers la respectabilité qu’ils méritent. C’est un exercice plus attentif, plus complexe, moins décontracté auquel nous nous consacrons, mais nos disciplines sont à la création ce que l’Oulipo est à la littérature. Nous travaillons sous contraintes et chacun sait qu’elles sont fertiles.