Une chronique c’est regarder le temps qui passe, non? Le nouveau qui vient, l’ancien qui part. Comme des mouvements plus ou moins perceptibles qui forment des tendances. Parfois des lames de fond.
Le nouveau d’abord. Ces temps-ci, c’est la réussite insolente, hallucinante, de Snapchat qui talonne Facebook par le nombre de vidéos que ses utilisateurs visionnent chaque jour: près de… 7 milliards. 7 milliards, autant que d’humains sur Terre.
Snapchat, vous connaissez. Une licorne parfaite, de lignée exceptionnelle, née à Stanford, créée en 2011 par deux étudiants, Evan Spiegel et Bobby Murphy, âgés respectivement de 20 et 22 ans. Réseau social de partage de photos et de vidéos, il a deux grandes particularités. La première, les publications ne sont disponibles que pour une durée limitée, elles sont éphémères et comme un message de Mission impossible, s’autodétruisent. La seconde, bijou de «digital folklore», Snapchat offre une interface, des filtres, des émoticônes, des interactions avec les images qui font le bonheur de ses membres.
Rangé des émoticônes
Sa réussite la plus flagrante, Snapchat la connaît chez les plus jeunes des utilisateurs des réseaux sociaux. A tel point qu’un des journalistes de Buzzfeed, déjà pratiquant du réseau, vieux de seulement 29 ans, se sent obligé de demander à sa petite sœur de lui apprendre à utiliser l’application de partage d’images. Il en a fait un bon article la semaine dernière: My Little Sister Taught Me How To “Snapchat Like The Teens”. Et je le comprends d’autant mieux que parmi les plus de 100 millions d’utilisateurs actifs de Snapchat je me sens – sans doute pour la première fois – largué. Inapte. Rangé des émoticônes. Ce réseau c’est l’avenir, pour sa base et ses usages. Tout s’y invente et le concept de l’ «éphémérité» est d’une richesse et d’une fraîcheur sans équivalent pour ceux qui partagent, diffusent et créent. Les médias s’en emparent, les agences de publicité aussi, à l'instar de WPP qui à nouveau pousse son modèle, très pertinent, de participations minoritaires au sein de projets très porteurs. WPP s’est en effet associé à Snapchat pour créer une régie créative, Truffle Pig en juin 2015.
L’ancien maintenant. Yahoo se meurt, en tout cas, n’en finit plus de décevoir et son PDG, la superstar Marissa Meyer est impuissante. Avec Snapchat, la différence est criante. Celle-ci est d'ailleurs la première des sociétés de ce profil que Yahoo n’a pas cherché à acheter. Yahoo avait manqué de peu d’acquérir Google et Facebook. Là, avec 25 milliards de valorisation contre déjà 16 milliards pour le petit nouveau, la star du web 1.0 n’a simplement pas les moyens de l’avaler.
Est-ce là la destruction créatrice? Cela devrait rassurer les plus anciens et notre bon vieux CAC 40: les acteurs «digital native» se mangent et se disruptent entre eux, déjà. Et pour les entrepreneurs du web, ceux qui passent leur vie sur leurs écrans, le nez dans des applications, comme votre serviteur, on finit par se faire décrocher comme la génération qui ne savait pas envoyer de SMS, celle-là même qui s’était moqué de la précédente qui ne savait pas mettre une cassette VHS dans un magnétoscope… C’est l’ordre des choses et le rythme de l’innovation.
On achève bien les utopies
Sauf que… Sauf qu’il ne s’agit pas seulement de faire place aux jeunes, entreprises ou utilisateurs. C’est aussi un modèle et une époque de l’internet, et assumons la grandiloquence, une de ses utopies fondatrices, qu’on achève. Qu’une app remplace le premier index de liens hypertextes, le premier annuaire web, ce n’est pas neutre. Que l’utilisation de Snapchat résiste plus que d’autres services aux plus anciens non plus: sa grammaire est nouvelle, elle s’affranchit des repères précédents, des bons vieux modèles de navigation. Le web des standards est en péril, celui des pères fondateurs, celui de Tim Berners Lee. Cela fait des années que l’on suit l’érosion de ce web conçu pour être ouvert, opérable, accessible dans les meilleures conditions, par le plus grand nombre, comme on regarde la banquise se réduire. Mais rien n’y fait: les plateformes remplacent les standards qui les ont rendues possibles.
Il n’est donc plus seulement question d’âge et de difficulté à transgresser les usages de sa génération. Les applications accessibles depuis notre navigateur s’effacent au profit de services «encapsulés». Et très peu d’entreprises sont désormais en capacité de nous proposer ces fameux services que Larry Page, le fondateur et PDG d’Alphabet (la maison mère de Google), qualifie de «brosses à dents», c’est-à-dire un service dont on se sert au moins deux fois par jour.
Une chronique ne doit certainement pas se conclure par un «c’était mieux avant», et je reste persuadé que «ce sera mieux après». Alors demain, je commence les cours de Snapchat et je compte bien y convaincre une nouvelle génération que les standards, l’ouverture, l’interopérabilité, c'est «pouce vers le haut».