Dans un monde où l’omniprésence grandissante de l'intelligence artificielle s'immisce de plus en plus dans notre quotidien, l'appel à une régulation urgente de l'IA est devenu assourdissant. Mais les motivations derrière ces appels ne cachent-elles pas aussi des visées stratégiques ?
Tout pourrait laisser à penser qu'il est urgent que les gouvernements et les institutions régulent l'intelligence artificielle. Par exemple, Elon Musk a plusieurs fois exprimé publiquement ses inquiétudes concernant l'IA non réglementée, allant jusqu'à la qualifier de «plus grande menace existentielle pour l'humanité». Il a appelé à une régulation proactive plutôt qu'à une régulation réactive, qui serait mise en place après qu'un drame lié à l'IA se soit produit.
D'autres leaders du secteur technologique, comme Bill Gates et Sundar Pichai, PDG de Google, ont également souligné la nécessité d'établir des cadres réglementaires pour guider le développement responsable de l'IA, notamment en ce qui concerne les questions d'éthique, de biais et de sécurité.
Les exemples de leaders d'industrie appelant à la régulation par anticipation de la survenance d'une éventuelle crise ou d’un scandale sont assez rares pour être soulignés, et nous interpeller. Qu’il faille réguler l’intelligence artificielle ne fait aucun doute, notamment en ce qui concerne la transparence des algorithmes, et la responsabilité.
La régulation sera probablement complexe étant donné la nature globale et la diversité des juridictions impliquées. Ceci étant, s’agissant de l’urgence, celle-ci pourrait bien chez certains ne pas être uniquement motivée par une prise de conscience humaniste. La course effrénée à l’intelligence artificielle pourrait avoir inspiré à certains l'intérêt de freiner les avancées spectaculaires de leurs concurrents par la mise en place rapide de régulations, avec pour effet de leur accorder l’avantage d’espérer mieux rattraper leur retard. Ces appels d’urgence pourraient donc aussi être stratégiques, venant de ceux-là mêmes qui les lancent.
Les données plus que les algorithmes sont la vraie puissance derrière l'IA
S’il est une chose urgente au sujet de l’intelligence artificielle, c’est nécessairement celle de réguler l’exploitation des données qui la créent. L’intelligence artificielle n’existe pas sans la donnée - sans nos données. Nous pensons tous que Facebook, Instagram, Twitter et TikTok sont des plateformes mondiales de réseau social, que Tesla est une marque de voiture, qu’Open AI est une plateforme «open» proposant notamment un chatbot intelligent, ou encore que Google Search ou Microsoft Bing sont des moteurs de recherche. Toutes ces plateformes ont en réalité une raison d’être qui leur est commune : celle d’être des méga-réservoirs de nos données.
Ces grands acteurs qui les contrôlent ont bâti ces puits de données dont les volumes sont tels qu’ils ouvrent un potentiel de découverte sur nous-mêmes à des niveaux encore jamais explorés. Ce sont ceux-là mêmes qui aujourd'hui se livrent à une bataille sans merci pour la conquête de l'intelligence artificielle, car ils savent et ont compris, très tôt ou en cours de route, que la donnée est la matière première à contrôler pour maîtriser l'intelligence artificielle.
L'éventail des intelligences humaines et leurs résonances digitales
Regardons ces plateformes pour ce qu’elles sont réellement, par le prisme des intelligences humaines théorisées par Howard Gardner, qu’elles tentent de préempter par les données qu’elles collectent, analysent et manipulent. Google Search et Bing sont bien plus que des moteurs de recherche. Ils représentent les plus vastes bases de données d’intelligence linguistique et spatiale. Tesla, cette entreprise au carrefour de la technologie et de la mobilité, se distingue comme l'une des plus grandes plateformes de données d'intelligence corporelle-kinesthésique et spatiale. Ces véhicules électriques, équipés de systèmes d'autopilotage, collectent des données sur les mouvements et l'espace, permettant d'affiner continuellement leurs algorithmes.
Twitter, Facebook, TikTok et Instagram, au-delà d’être des réseaux sociaux, sont les plus grandes bases de données d’intelligence interpersonnelle, et par certains égards, d’intelligence linguistique. Par ailleurs, TikTok se démarque par un vaste volume de données d’intelligence kinesthésique et musicale tandis qu’Instagram excelle dans l'intelligence spatiale, offrant une plateforme axée sur les images et les vidéos.
ChatGPT, l’agent conversationnel que l’on ne présente plus, est bien plus qu’un simple chatbot artificiellement intelligent. Il représente l'une des plateformes de données les plus avancées en matière d'intelligence linguistique et logico-mathématique. Également alimentée en continu par plusieurs milliards de prompts, cette plateforme s’enrichit aussi de données qui ont trait à l’intelligence interpersonnelle et même intrapersonnelle.
Même si les données exploitées par ces plateformes ne permettent aujourd’hui que de créer des intelligences artificielles qui restent superficielles par rapport à l’étendue de celles que cumulent l’humain, elles n'en restent pas moins une matière première essentielle pour tenter de s'en rapprocher un jour.
De l’urgence de la régulation de la propriété de la donnée
Dès lors, il convient de prendre en compte les différentes manières dont les données peuvent être utilisées pour imiter ou augmenter différentes formes d'intelligence humaine. Comment devrions-nous réguler les plateformes de données mondiales actuelles, qui sont devenues les entrepôts d'une part non négligeable de l'empreinte de notre intelligence logico-mathématique, linguistique, spatiale, corporelle-kinesthésique, interpersonnelle et musicale ? Comment anticiper les besoins de régulation de plateformes de données mondiales futures, qui deviendraient les prochains réservoirs de données associés à des formes d'intelligence humaine encore peu explorées et exploitées à ce jour, telles que l’intelligence naturaliste, existentielle et intrapersonnelle ?
Comment améliorer la régulation des droits de propriété et de contrôle adéquat des données qui reviennent aux personnes auxquelles ces données appartiennent ? Comment réguler la concurrence de sorte que plusieurs de ces gigantesques réservoirs mondiaux de données ne se retrouvent un jour sous un contrôle monopolistique d'aucune sorte ?
De la régulation de l'exploitation des données opérée par les gigantesques plateformes de notre siècle dépend l'efficacité de la régulation de l'intelligence artificielle. Sans cela, la régulation de cette dernière pourrait n'être qu'insuffisante bien qu'elle soit nécessaire. Soulever l’urgence, sinon l’importance, de ces questions est devenu essentiel pour l’avenir.