Crise d'image, ventes en baisse, procès à venir pour abus de biens sociaux… Jamais Le Canard enchaîné n’a été aussi contesté en son sommet. Récit.
Nicolas Brimo l’assure, cette fois-ci, il s’en va. « Je suis en train de vider mon bureau », dit-il début janvier. À 73 ans, le directeur de l’hebdo satirique a laissé sa place à Jean-François Julliard, nommé président de la SA Les Éditions Maréchal-Le-Canard Enchaîné. « Je ne dirige plus le journal depuis le 1er janvier, précise-t-il, et ce sera un plaisir de dormir le matin au lieu d’assurer le bouclage le mardi dès 6h du matin ». Une page de papier journal noircie à l’encre rouge et noir se tourne. Car celui qui avait remplacé Michel Gaillard, 79 ans, à la présidence du Canard en juillet 2023, en est aussi l’homme fort en tant que directeur des publications et de la rédaction depuis 2017 et administrateur délégué depuis 1991. Mais les temps changent. En témoigne, la semaine dernière, un titre de une sur la « saison 2 » de la « sextape à la mairie de Saint-Etienne ». Une affaire sortie par Mediapart sur fond de chantage auprès d’un adjoint au maire et qui n’est pas un domaine où excelle Le Canard. Interrogé sur le phénomène MeToo où le volatile s’est bien gardé de tremper ses plumes, en mars 2021, Nicolas Brimo avait reconnu son aversion pour un journalisme consistant à « entrer dans la chambre à coucher ».
Le directeur voyait aussi dans le web une cannibalisation des ventes. Mais avec la disparition des kiosques, c’est un modèle de presse centré sur le papier qui bat de l’aile. Le 30 novembre, un CSE faisait part d’un effritement de 7% des abonnements à la fin octobre par rapport à janvier, à 77 783 ex., alors que les abonnés purs numériques progressaient peu (3%) à 10 234. Au total, en incluant les ventes en kiosques, cela a fait tomber la diffusion du Canard de 250 000 à 230 000 ex. Résultat, une perte d’exploitation en 2023 et l’obligation de revoir les tarifs en février prochain. D’où l’espoir de l’équipe actuelle de muscler le site internet, qui propose une simple version PDF depuis l’arrivée du covid en mars 2020. « Si on regarde la chute du print chez les confrères ces dernières années, il y a aussi une tendance lourde ; simplement eux ont déjà un relais de croissance, mais nous on espère aussi l’avoir en juin », déclarait Hervé Liffran, administrateur du journal, fin novembre. Nicolas Brimo assure que près de 3 millions d’euros ont été investis dans le numérique alors que c’est, rappelle-t-il, pour l’heure une source de dépenses. Mais, de source syndicale, l'investissement est plutôt ramené à 150.000 euros.
Jean-François Julliard n’incarne pas le renouveau. Comme toute la chefferie du journal, il doit tout à ceux qui l’ont adoubé et qui détiennent l’essentiel des actions, à commencer par Nicolas Brimo, lequel reste administrateur tout comme Michel Gaillard, son prédecesseur. Selon Christophe Nobili, délégué SNJ-CGT et auteur de Cher Canard, le livre qui révèle un soupçon d’emploi fictif de la compagne du dessinateur André Escaro, c’est à la suite de la convocation à la brigade financière et du renvoi en correctionnel de Michel Gaillard et Nicolas Brimo que la direction a bricolé un communiqué de passage de relais – ce que dément ce dernier.
Le procès est prévu du 1er au 3 juillet et il promet d’écorner l’image du Canard. Pensez : le journal qui a dynamité François Fillon en pleine campagne de 2017 – son dernier scoop d’envergure - condamné pour emploi fictif, voilà de quoi y laisser quelques plumes. D’autant que les salaires indument versés représenteraient quelque 3 millions d’euros - ramenés à 1,45 million en raison de la prescription -, et que les poursuites sont engagées contre les deux dirigeants pour abus de bien social à des fins personnelles, faux et usage de faux, déclarations frauduleuses à un organisme social et en vue d’obtenir une carte de presse.
Dès lors deux visions s’affrontent : celle de Nicolas Brimo/Michel Gaillard et celle de Christophe Nobili, qui a justement révélé l’affaire Fillon avec Isabelle Barré et Hervé Liffran. La première est simple comme un conte : c’est la thèse selon laquelle un journaliste dépité de ne pas être nommé au sommet de la rédaction décide de « construire une affaire » pour réaliser un putsch contre sa direction. « Nous ne regrettons pas de ne pas l’avoir nommé rédacteur en chef adjoint : la majorité de la rédaction consultée s’y opposait. Mais on l’a payé cher », assure l’ancien président. Sauf que Christophe Nobili affirme n’avoir pas jamais su qu’il avait failli être nommé à la rédaction en chef. « Putschiste moi ? Je n’ai ni les capacités ni la prétention de prendre le pouvoir, répond-t-il, et les actions se donnent de la main à la main ».
Le journaliste conteste vigoureusement toute consultation de la rédaction à son sujet : c'est une « farce », selon lui, destinée à masquer l'essentiel, à savoir la mise à jour d'un édifice de rémunérations avantageuses au bénéfice d'un petit groupe d'administrateurs sur plusieurs décennies, en incluant un montage destiné à favoriser André Escaro pouvant être assimilé à un emploi fictif. Entre 1984 et 2022, selon le procès verbal de la Brigade financière, le total hors charge des rémunérations des dirigeants du Canard fait ressortir un chiffre médian de 512 000 euros par an. Lors de son départ à la retraite, Michel Gaillard a atteint le record en 2017 avec 415 000 euros.
« Comme pour André Escaro et Nicolas Brimo, une bonne partie des rémunérations de Michel Gaillard provient des primes, intéressements et autres gratifications qu'ils s'accordent en qualité de membres d'un conseil d'administration très restreint (constitué de 4 personnes pendant très longtemps, à savoir eux-mêmes et Eric Emptaz) et qu'ils valident chaque année lors de l'assemblée générale dont ils sont les actionnaires ultra-majoritaires », est-il écrit dans le PV de la police du 17 juillet 2023. Un exemple, Michel Gaillard part à la retraite à la mi-2017 avec le pactole évoqué plus haut, mais cela ne l'empêche pas de poursuivre une activité dans le cadre d'un cumul emploi-retraite qui le gratifie de piges ou de primes pour un total allant de 80.000 à 100.000 euros suivant les années entre 2018 et 2022.
Christophe Nobili se voit donc d’abord comme un lanceur d’alerte, en vertu de la loi Sapin 2, ayant eu connaissance de graves irrégularités. Il demande une démission du conseil d’administration, une remise à plat des statuts et un droit de véto de la rédaction. Derrière lui, il revendique au sein de la section SNJ-CGT qu’il a créée – une première dans l’histoire du journal - dix salariés permanents et quinze pigistes. La direction se rassure en lâchant qu’il a fait un faible score à la dernière AG des actionnaires, que les journalistes de l’information ne le suivent pas. Christophe Nobili rappelle, de son côté, que le journal a voté à 90% en faveur de sa liste syndicale trois mois après la création de sa section CGT, avec une participation de 73%. Une initiative qui ne serait, selon lui, pas étrangère au renoncement au projet de le nommer à la rédaction en chef. L'hebdomadaire, qui vient de passer les 50 équivalents temps plein – dont 24 journalistes – compte plus d’une centaine de pigistes (30 réguliers)…
Révolte des classes
C’est parce qu’il représente la contestation d’un régime ancien, assis sur un trésor de guerre de 134 millions d’euros et fort de la propriété de deux immeubles parisiens, que Christophe Nobili irrite au sommet. « C’est une vraie révolte des classes quand bien même les classes inférieures ne sont pas misérables », souligne-t-il. Longtemps, le système a été accepté du fait du ruissellement qui en résultait. Nicolas Brimo, qui situe entre 45 000 euros (« à 35 ans ») et 200 000 euros l’échelle des salaires, a perçu près de 400 000 euros bruts en 2022. Les hauts salaires et les cumuls emplois-retraites y étaient avantageux mais les journalistes étaient payés 30% au-dessus du marché et les pigistes correctement rémunérés quoique de façon discrétionnaire et opaque. « On ne paye pas le même prix quelqu’un qui vous annonce la démission du gouvernement Rocard trois semaines à l’avance et une pige qui résume Wikipedia », justifie Nicolas Brimo. Seulement, en octobre 2022, un tarif – jamais appliqué – a été voté en CSE : les pigistes seront payés 168 euros brut minimum le feuillet (1 500 signes), et non entre 50 et 250 euros, et bénéficieront d’une prime d’ancienneté avec un rappel sur trois ans. Une responsable RH a même été recrutée.
« L’affaire » a fait éclater les bornes. Un compte WhatsApp de pigistes s'est plaint de retouches erronées, d’un article sur l’AMX-10 signé d’un journaliste du Canard au mépris du droit moral de son auteur (« Il y a eu des excuses et c’est arrivé deux fois dans l’histoire récente du journal », plaide Brimo). À l’évocation du cinquantenaire de la pose de micros au Canard, le nom de Claude Angeli, rédacteur en chef à l’époque, n’apparaît pas. « Une connerie qui a été rectifiée la semaine suivante », ajoute-t-il, mais Christophe Nobili ne peut s’empêcher d’y voir un lien avec la pétition de soutien que le journaliste de 92 ans a signé en sa faveur avec 26 autres. De même, Olivier Dussopt, alors ministre du Travail, soupçonné d'un délit de favoritisme après avoir accordé un marché à la Saur, est étrangement ménagé dans le journal alors que la direction en appelle à lui pour autoriser le licenciement du journaliste syndiqué. Cela prêterait à rire si le cœur y était. Au Canard, on apprend avant toute chose que « l’humour va toujours de haut en bas ». Mais le bas se fait désormais entendre.