Pionnier de la presse francophone en Afrique, le groupe Jeune Afrique a dû évoluer pour rester le titre numéro un auprès des leaders d’opinion du continent. Depuis quelques années, il doit faire face à l'arrivée de nouveaux concurrents, comme La Tribune Afrique ou Le Monde Afrique. Un article également disponible en version audio.
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Près de 4 millions d’abonnés sur X (ex-Twitter), pas loin de 3 millions sur Facebook, plus de 400 000 sur LinkedIn et 11 millions de visites sur son site web entre juillet et septembre dernier. Côté chiffres, le groupe Jeune Afrique affiche des statistiques stratosphériques. Créé dans les années 60 par Béchir Ben Yahmed, légende du journalisme africain disparue en 2021, le groupe de presse flirte cette année avec les 30 millions d’euros de chiffre d’affaires. Dirigé par Amir et Marwane Ben Yahmed, les fils du fondateur, Jeune Afrique rassemble 150 salariés.
Pour se maintenir à ce niveau, le titre a pris plusieurs virages au cours de son existence. Le premier, au tournant des années 2000, s’est concrétisé par une attention accrue portée aux sujets économiques. Créé pour accompagner les élites politiques africaines dans leur combat pour l’indépendance, « Jeune Afrique traite aujourd’hui autant d’économie que de politique », remarque Amir Ben Yahmed. La vague de privatisations et la libéralisation de l’économie intervenues à la fin des années 90 ont en effet vu émerger une classe d’hommes d’affaires que le titre s’est donné pour mission d’accompagner. « Notre raison d’être, c’est de représenter la meilleure plateforme d’information et de débat au service d’une Afrique moderne et reconnue comme telle dans le monde », précise Amir Ben Yahmed.
Virage digital
En 2016, le groupe a lancé, en plus de la déclinaison anglophone The Africa Report, une troisième publication, Africa Business+, qui s’adresse aux acteurs du « corporate finance », banquiers et avocats d’affaires. Pour garder l’oreille des décideurs africains, qu’ils soient dans les quartiers d’affaires d’Abidjan ou les allées du pouvoir de Dakar, Jeune Afrique a pris un autre virage, celui du digital. Dans les années 2010, ses dirigeants ont pris conscience que le modèle classique reposant sur des publications print et une régie publicitaire commercialisant les pages glacées de son magazine n’était pas viable à long terme, avec la révolution numérique. Aujourd’hui, selon Amir Ben Yahmed, « il faut voir le groupe Jeune Afrique comme un éditeur de publications digitales avec, à côté, des numéros print thématisés ».
Passé d’un rythme hebdomadaire à mensuel, Jeune Afrique a consacré son dernier numéro papier aux champions de la finance africaine, dans la perspective de son « Africa financial industry summit », qui doit se tenir à Lomé les 15 et 16 novembre prochain (lire p.30-31). En fin d’année, Jeune Afrique s’intéressera cette fois à ceux qui feront 2024. Surtout, qui dit digital dit temps réel, et la marque Jeune Afrique, affirment ses dirigeants, est aujourd’hui « travaillée comme un quotidien », avec trois éditions digitales à 9h, 13h et 17h, et la mise en ligne chaque jour de 25 articles. Les rubriques phare restent l’économie et la politique. Jeune Afrique compte aujourd’hui 30 000 abonnés payants et affiche un objectif, à l’horizon 2026-2027, de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires sur le digital. Le siège du groupe est à Paris, avec des bureaux au Maroc et à Abidjan, et l’ambition d’en ouvrir de nouveaux sur le continent.
Pour Jeune Afrique, la concurrence, aujourd’hui, ne vient pas des grands groupes audiovisuels. TV5 Monde, France Médias Monde avec ses marques RFI et France 24, Canal+ ou encore le groupe Trace font tous remarquer qu’ils s’adressent avant tout à une cible grand public. Dans ce contexte, peu de place est laissée à des programmes conçus pour les leaders d’opinion en tant que tels. Canal+ a toutefois lancé une émission, Start Up, qui met en lumière les entrepreneurs du continent. On trouve aussi, sur RFI, une émission hebdomadaire, Éco d’ici éco d’ailleurs, qui invite des dirigeants africains comme Ousmane Diagana, vice-président de la Banque mondiale, ou l’entrepreneur et influenceur camerounais Philippe Simo.
D’autres acteurs de la presse écrite, en revanche, ont développé leurs activités à destination des élites éduquées des pays francophones. Du côté de la presse généraliste, Le Point dispose d’une rubrique Afrique. Le Monde, surtout, multiplie les efforts en direction du continent. Si la rubrique Afrique du site du Monde touche en majorité des lecteurs français (1,4 million d’Africains la visitent chaque mois en moyenne sur un total de 8,7 millions de visites), la proportion s’inverse pour la chaîne YouTube lancée par Le Monde Afrique en 2018. 67% de son audience provient du continent africain. Cette chaîne compte près de 300 000 abonnés. Certaines vidéos, comme une enquête récente sur les nervis du pouvoir au Sénégal, frôlent les 400 000 vues.
« Le format vidéo fonctionne très bien sur le continent africain », constate Hélène Guinaudeau, directrice adjointe pour le développement à l’international du Monde. Deux journalistes de l’équipe vidéo du Monde sont dédiés à l’Afrique, la chaîne étant alimentée par des formats courts d’actualité et par leurs reportages sur le terrain. Le Monde Afrique projette de se lancer sur TikTok, sur le modèle de ce que fait déjà Le Monde avec une audience de près de 900 000 abonnés. Le Monde Afrique a en revanche dû renoncer au dispositif WhatsApp, mis en place pour fédérer sa communauté de lecteurs, devant la limitation du nombre de personnes pouvant être affiliées à un groupe.
Le casse-tête de l’abonnement
Le modèle repose sur la publicité et les aides apportées, depuis le lancement de la rubrique en 2015, par la fondation Bill & Melinda Gates, à hauteur de 500 000 euros par an. La question de l’abonnement reste un casse-tête en Afrique. En Côte d’Ivoire, l’abonnement mensuel au Monde est de 3 000 francs CFA, soit environ 5 euros, une somme qui demeure importante pour la classe moyenne. En outre, le paiement ne s’effectue pas par carte bancaire, mais via son opérateur téléphonique, Orange en l’occurrence. Le lecteur doit renouveler chaque mois son abonnement, ce qui freine l’établissement d’une audience stable. Et ce dispositif, aussi imparfait soit-il, n’existe même pas dans les pays voisins.
Du côté des médias spécialisés, Jeune Afrique a un concurrent sur le terrain économique avec La Tribune Afrique, un site d’informations pure player lancé en 2015 par La Tribune. Son siège social est à Casablanca, avec trois journalistes sur place. « Trois journalistes, c’est à la fois peu pour couvrir tout le continent africain mais c’est en même temps beaucoup si l’on compare avec nos concurrents comme Les Échos ou Challenges. Par ailleurs, c’est une singularité de parler de l’Afrique à partir de l’Afrique et avec des journalistes africains », relève Jean-Christophe Tortora, le dirigeant de La Tribune. 60 % de l’audience du site provient d’Afrique, principalement du Maghreb, du Sénégal et de Côte d’Ivoire, l’équation reposant sur la monétisation de l’audience et l’événementiel (lire p.30-31). Près de 900 000 personnes suivent la page Facebook de La Tribune Afrique.
Depuis son rachat par CMA-CGM, La Tribune fait partie de sa filiale Whynot Media. Cela peut-il booster les ambitions de La Tribune sur le continent africain ? Dans le cadre de ce rachat, « on passe en revue nos projets », note simplement Jean-Christophe Tortora, qui souhaite dans l’immédiat renforcer l’offre éditoriale de La Tribune Afrique et mieux faire collaborer ses journalistes des deux côtés de la Méditerranée.
Le tableau des médias goûtés par l’intelligentsia africaine ne serait pas complet sans l’évocation d’Africa Intelligence, regroupement, au sein d’Indigo Publications, de plusieurs lettres confidentielles dédiées à l’Afrique, dont La Lettre du continent, fondée par Antoine Glaser. Avec un modèle reposant intégralement sur l’abonnement payant, Africa Intelligence paraît à un rythme quotidien, du lundi au vendredi. Le titre s’intéresse « aux réseaux de pouvoir en Afrique dans les domaines économique, politique et diplomatique », note son rédacteur en chef Paul Deutschmann. Africa Intelligence emploie une vingtaine de journalistes, qui alimentent, à raison d’une dizaine d’articles par jour, cette publication organisée autour de rubriques sur la défense, l’énergie, les mines ou le négoce des matières premières. L’ambition est d’apporter une information exclusive et originale aux décideurs africains, avec une traduction pour les lecteurs anglophones.
Ancien de Carat et de Canal+ dont il dirigeait naguère les antennes en Afrique, René Saal a monté en 2016, avec son fils Pierre, une plateforme d’informations sur les médias, la communication et le digital en Afrique, Adweknow. Ce site publie chaque semaine des informations sur ce secteur d’activité, comblant un manque criant dans ce domaine et faisant d’Adweknow « l’équivalent d’un Stratégies » en Afrique, selon son fondateur. L’accès est gratuit, l’économie de l’ensemble reposant sur la publication de guides recensant les acteurs du secteur. Après un premier ouvrage sur les agences de communication et les chaînes TV, le dernier-né est un guide de la production audiovisuelle et cinématographique en Afrique francophone. Il a été présenté le 12 octobre lors d’une table ronde à Abidjan et il est commercialisé au tarif de 99 euros.