La campagne présidentielle suscite son lot de nouvelles émissions et de séquences politiques qui rebondissent ensuite sur les réseaux sociaux. Plongée dans l'univers du débat télédiffusé puis viralisé.
Ce jeudi 10 février, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin fait face sur BFMTV à Apolline de Malherbe qui l’interroge sur la hausse de l’insécurité et des violences sexuelles. « Calmez-vous, Madame, ça va bien se passer », lui assène le ministre. L’échange est tendu mais c’est sur les réseaux sociaux qu’il trouvera toute sa dimension avec plus de 4 millions de vues, selon Altice. Beaucoup fustigent alors le sexisme de Darmanin, ce dont il se défend. À l’image de cette séquence, la campagne présidentielle engendre-t-elle des émissions politiques où la résonance sociale est un enjeu qui dépasse l’audience en direct ?
C’est ce que pense Jean-Louis Missika, qui vient de publier avec Henri Verdier, Le Business de la Haine (Calmann-Lévy) : « L’agenda des plateformes a pris le dessus sur l’agenda des médias », explique-t-il à Stratégies. C’est aussi ce que l’on constate sur CNews où n’importe quelle interview va être ensuite redécoupée dans ses parties les plus saillantes – ou choquantes - pour être ensuite martelée à l’antenne puis débitée sous forme de captures vidéos sur les réseaux sociaux. « La chaîne d’opinion a un rôle de chambre d’écho et c’est sa dialectique avec la plateforme numérique qui permet de préempter le débat, poursuit le l’essayiste. Bolloré et Zemmour en ont saisi l’opportunité ».
Une offre pléthorique
Mais qu’en est-il dans les émissions politiques qui se multiplient au fur et à mesure du développement de la campagne ? L’offre ne manque pas entre Élysée 2022 sur France 2, Partie de campagne dans le prolongement du JT dominical de TF1, La France dans les yeux sur BFMTV, Mission Convaincre sur LCI, Face à Baba sur C8, Sens Public spécial Présidentielle sur Public Sénat ou encore Élysée 2022 : demandez le programme à partir du 17 février sur CNews. « Il y a beaucoup d’émissions partout mais très peu sur les grandes chaînes, donc il n’y a pas d’overdose vis-à-vis du public », assure Christopher Baldelli, président de Public Sénat. Toutefois, Laetitia Krupa qui a signé l’an dernier La Tentation du clown (Buchet-Chastel) estime qu’une offre pléthorique avec « beaucoup trop de politiques sur trop d’écrans » tue le débat.
D’autant qu’Emmanuel Macron n’est pas encore candidat. Brice Teinturier, directeur général délégué de l’Ifop, ne parle-t-il pas d’une campagne Tefal, qui n’accroche pas ? « Il est difficile pour des gens qui se sentent concernés par leur quotidien de se faire une idée claire, j’ai peur qu’après la grande défiance vis-à-vis des médias vienne la grande confusion », ajoute la journaliste Laetitia Krupa. Sur France Télévisions, Laurent Guimier, directeur de l’information du groupe, reconnaît volontiers qu’il y a davantage d’émissions consacrées à la campagne qu’avant sur le service public, avec en vaisseau amiral Élysée 2022, sur France 2, passé, le 10 février, de mensuel à hebdomadaire. « Nous avons beaucoup innové donc cela s’est vu mais je n’ai pas l’impression que les émissions foisonnent », estime de son côté Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFMTV. « Les chaînes ne font pas plus d’émissions politiques, l’accélération suit l’accroissement des médias», confirme Romy Zucchet, journaliste et autrice d’un livre à paraître sur la démocratie participative. Et c’est sans compter avec les canaux numériques des candidats (réseaux sociaux, podcasts…).
L’entrée en scène des Français
Pour interroger les politiques (et les faire venir), quoi de mieux que les Français eux-mêmes ? Certaines chaînes font intervenir un panel de citoyens en plateau, comme BFMTV ou LCI, d’autres le font réagir à distance par visios interposées, à l’instar de France 2. Il s’agit de retenir l’électeur comme le non électeur. Mission Convaincre, qui a réuni sur LCI 356 000 téléspectateurs avec Pécresse, et le double avec Zemmour, ajoute aux questions des journalistes un panel de six Français « sceptiques ou abstentionnistes ». Thierry Thuillier, le directeur général de l’information du groupe TF1, parle même de « démarche un peu civique car on s’adresse à une population qui peut décider de ne pas voter ». Dans le Live présidentiel de TF1 et 20 Minutes sur Instagram, l’idée est aussi de demander aux candidats de répondre aux questions des jeunes. Et le 7 mars, LCI et Elle seront partenaires pour faire face à des Françaises sur des thématiques plus féminines.
Toutefois, Thierry Thuillier revendique des formats hybrides, avec des journalistes : « L’élection présidentielle fait appel à la vision de la France que portent les candidats, on n’est pas que sur la vie quotidienne, il est utile que les journalistes leur apportent la contradiction ». Sur BFMTV, un panel d’une cinquantaine de Français fait l’essentiel de l’émission La France dans les yeux en interrogeant directement le candidat. « On fait descendre le politique de son Olympe pour l’amener dans l’arène avec l’idée qu’on lutte contre l’abstention, observe Laetitia Krupa, mais le clash peut être la résultante de tout cela. Or on se trompe car on ne rentre pas dans la politique par des biais négatifs mais par l’adhésion, la ferveur. Et si l’on est dans la négativité et la violence, c’est la victoire du réseau social. »
Démocratie participative
Cette tendance apparaît comme une nouvelle application de la démocratie participative, dans la lignée de la Convention citoyenne pour le climat. L’illustration aussi d’une volonté de sortir d’un certain entre-soi. « Les Américains font ça depuis toujours. C’est ce qui s’appelle des town halls, des sortes de réunions publiques, pas forcément télévisées – cela l’était pour Trump - où le candidat répond aux questions des électeurs », pose Romy Zucchet. Marc-Olivier Fogiel s’est appuyé sur Philippe Corbé, ancien correspondant de RTL aux États-Unis devenu chef du service politique de BFMTV, pour détecter ce format et l’importer à l’antenne. Le paramétrage se fait autour du choix d’un échantillon représentatif ou non, de questions plus ou moins ouvertes, et du pari de la diversité et de la parité. Le parti pris est plus ou moins payant. À titre d’exemple, Eric Zemmour a rassemblé avec La France dans les yeux, le 9 février, 899 000 téléspectateurs et 4,8 % de part d’audience (PDA), contre 711 000 téléspectateurs et 3,7 % de PDA, avec Mission Convaincre une semaine plus tôt.
L’absence de meetings pendant de longs mois favorise aussi le face-à-face avec les Français. « La situation sanitaire en compliquant la visibilité sur les déplacements entraîne des stratégies de repli : les candidats sont d’autant plus enclins à participer aux émissions », relève Laurent Guimier. Et comme les candidats développent leur propre écosystème média, cela oblige à redoubler d’imagination pour les attirer. Autre changement : « Il y a cinq ans, BFM avait prouvé sa capacité à faire vivre les meetings au fur et à mesure qu’ils se déroulaient. En 2022, ce n’est plus suffisant même si nous perfectionnons le dispositif avec le multilive sur BFMTV.com », complète Marc-Olivier Fogiel.
La logique du clash
« Bolloré a inventé le modèle médiatique du clash dans l’obsession identitaire, explique Alexis Lévrier, historien du journalisme et maître de conférences à l’université de Reims, le clash n’est pas opposé au sens – ce sont les fameuses petites phrases -, mais là, c’est comme si les médias n’avaient accepté de faire du clash qu’à l’aune des thèmes de Zemmour : Islam, immigration, identité…» L’un des rois en la matière, Cyril Hanouna, orchestrait le 27 janvier sur le plateau de Face à Baba un duel Zemmour / Mélenchon, pour au final rassembler sur C8 1,84 million de téléspectateurs soit 8,9 % de part d’audience. Pour cela, la logique de clash l’a emporté puisque qu’un duel censé durer dix minutes au départ, selon les proches de Mélenchon, a été diffusé pendant 1 heure 10. Claire Sécail, chercheuse au CNRS, a montré qu’entre septembre et décembre, TPMP avait consacré 52,9% de son temps d’antenne politique au discours nationaliste. « On va pas se mentir, Eric Zemmour c’est toujours un carton d’audience », avait répondu Cyril Hanouna. « La campagne est totalement zemmourisée, tout le privé a emboîté le pas », élargit Daniel Schneidermann, fondateur d’Arrêt sur Images.
Pour Chloé Morin, politologue et experte associée à la Fondation Jean Jaurès, une logique de scénarisation s’est emparée de certaines émissions politiques. «Un jour équivaut à un événement, constate-t-elle. La logique de diffusion est une logique émotionnelle, ce qui donne une part importante aux messages courts et simplistes et sur certains thèmes de campagne. Le clash et le buzz sont alors incontournables pour émerger.» Mais, rappelle-t-elle, il ne faut pas minorer le rôle de ceux qui regardent : « Les règles du jeu sont déterminées par l'audience, reprend-t-elle. Tant qu’il y aura des spectateurs pour valoriser ce type de communication, ces émissions continueront. Il faut donc renverser la pyramide et se dire que la demande a un pouvoir et que la responsabilité de la dégradation du climat médiatique et politique est partagée entre médias et citoyens.»
Quid du service public ? « Il a mis du temps à démarrer mais j’ai trouvé qu’avec Élysée 2022 du 10 février [Mélenchon] enfin on respirait ! On était chez les fous, on pensait que Face à Baba était devenu la norme », constate Daniel Schneidermann. Le premier Élysée 2022 « interactif » a réuni 2,1 millions de téléspectateurs et 10,7 % de PDA. Reste une question inhérente au clash : peut-on multiplier les vidéos de candidats à l’élection présidentielle sans tenir compte de l’équilibre des temps de parole ? La réponse est oui, l’Arcom ne comptabilisant pas les réseaux sociaux. « Les chaînes prennent des extraits et en font des vidéos virales, pointe le journaliste. France Inter a mis par exemple 17 extraits de son interview de Zemmour ».
Thierry Thuillier estime néanmoins qu’on va aller vers « moins de clash » à mesure que les candidats visent à rassembler. C’est d’ailleurs ce qu’ils cherchent en allant dans Partie de campagne sur TF1 où ils touchent 6 à 7 millions de téléspectateurs. À partir du 28 mars, pour la période d’égalité, la chaîne recevra un candidat tous les soirs.
Le journalisme expert
Si les citoyens ont la parole, les journalistes l’ont aussi mais plus tout à fait de la même façon. Les plateaux accueillent désormais moins de journalistes politiques et plus de spécialistes, présents pour interroger les candidats sur leurs thèmes d’expertise. Une forme de réponse apportée à la défiance vis-à-vis des médias, à une demande de fond et de clarté. Et une façon de challenger le candidat avec un questionnement complémentaire à celui réalisé par le public. C’est le cas depuis octobre dans Face à BFM animé par Maxime Switek avec des experts de la chaîne. « Une émission très sobre et sans gadget », assure Marc-Olivier Fogiel. Et remettant le journalisme au centre. « Avec des formats longs sur LCI et face à un public très exigeants, on est beaucoup sur le fond et pas trop sur le buzz ». Même pari, depuis peu, dans Élysée 2022, où le 10 février, la reporter Maryse Burgot de retour d’Ukraine interrogeait Jean-Luc Mélenchon sur la géopolitique, Claire Chazal, sur la culture ou encore Hugo Clément, sur l’environnement. Cette prime donnée à l’expertise journalistique fait d’ailleurs évoluer le rôle du présentateur Bruce Toussaint, qui n’est plus simplement un intervieweur mais un animateur, un médiateur - les mauvaises langues diront un passe-plat -, faisant le lien entre les candidats et les personnes qui les interrogent. « L’évolution de son rôle va avec le fait d’avoir voulu proposer des émissions plus produites, plus construites, pour viser notamment les jeunes », remarque Marc-Olivier Fogiel.
Les nouveaux formats digitaux
Le digital et l’innovation ont toujours une large place. Si certains dispositifs sont désormais courants (les live, le relais des tweets des internautes à l’antenne…), d’autres formats montent en puissance. À des fins de fact-checking, les QR codes ont fait leur apparition sur les écrans télévisés, invitant à accéder en ligne à des éléments de vérification des déclarations des invités politiques, comme dans l’émission de Ruth Elkrief sur LCI. François-Xavier Ménage pour TF1 réalise une docu-série La bataille de l’Élysée sur les coulisses de la campagne qu’on retrouve en replay avant même l’élection. Autre cas de figure, Face à BFM se décline sur Twitch : tandis qu’un invité est reçu en plateau, deux journalistes commentent son intervention en direct sur la plateforme tout en interagissant avec les internautes, et à la fin, il les rejoint pour un débrief. « Dès 2012, nous pouvions pratiquer la reprise de tweets à l’antenne, autrement dit, opérer un rapatriement du second au premier écran [de l’ordinateur ou du mobile à la télévision] : désormais, l’animation de communautés se passe directement sur le premier écran », note Laurent Guimier.
Exit les entretiens politiques sur les antennes menés exclusivement par des hommes... interviewant des hommes. Le temps d’un quinquennat, les journalistes femmes se sont imposées majoritairement, comme le souligne Léa Salamé qui questionne les politiques sur France Inter et France 2 : « Il y a cinq ans, les interviews politiques du matin, sur presque toutes les chaînes, étaient trustées par les hommes. Aujourd’hui, ce sont quasiment toutes des femmes et c’est l’une des nouveautés de cette année électorale »… à commencer par elle-même. Si Léa Salamé assure depuis 2014 les dix minutes d’interview de 7h50 sur France Inter, souvent dédiées à des personnalités de la société ou de la culture, elle questionne depuis septembre 2017 en duo avec Nicolas Demorand l’invité d’honneur du 7h-9h, pendant 25 minutes. Et en période électorale, ce sont souvent des candidats. Sur Europe 1, Sonia Mabrouk a repris les commandes de l’interview politique de 8h20, après des années de règne de Jean-Pierre Elkabbach puis une saison de Fabien Namias, en 2017. Sur Franceinfo, Jean-Michel Aphatie a laissé place au duo formé par le matinalier Marc Fauvelle et Salhia Brakhlia. Seule RTL avait déjà féminisé son antenne avec Élizabeth Martichoux dès 2016. Après trois années, la journaliste a laissé son siège à Alba Ventura en 2019. On peut noter que ce mouvement massif se retrouve en télé avec des femmes non pas en duo dans la matinale, comme cela l’a souvent été, mais en solo. C’est désormais Caroline Roux qui pilote l’interview politique Les 4 vérités sur France 2. Apolline de Malherbe a repris la matinale de RMC tandis que, sur LCI, Élizabeth Martichoux titille les politiques.