[Tribune] La fermeture de l’antenne française du média Vice, rendu célèbre par ses articles aussi sérieux que décalés, signe la fin d’une décennie de médias web alternatifs, remplacés par de nouvelles formes de modernités journalistiques.
C’est en quelques tweets que Paul Douard, rédacteur en chef de Vice France, a annoncé la nouvelle. Le bureau parisien de Vice fermera à la fin mars, entrainant dans sa chute une trentaine de salariés et des dizaines de journalistes indépendants. Une annonce qui s’inscrit dans la continuité des récents arrêts de deux autres piliers hexagonaux du journalisme web décalé des années 2010, Brain Magazine et Buzzfeed France. Cette chute en cascade, loin de relever du hasard, illustre la fin d’une époque de l’internet français où le journalisme web alternatif explosait, porté par l’avènement des premiers géants des réseaux sociaux.
Ces trois piliers singuliers du web français s’étaient fait connaitre par leur ton irrévérencieux et leur caractère hybride, à mi-chemin entre information traditionnelle et objet taillé pour les formats internet de l’époque. Tous avaient en effet pour point commun de proposer un contenu propice à un partage massif sur les réseaux sociaux phares de l’époque, Facebook et Twitter, grâce à des articles à fort potentiel viral. La croissance de ces pure-players de la culture internet avait donné lieu à la constitution de solides rédactions, le recours à plusieurs dizaines de pigistes et même la création d’une chaine TV dans le cas de Vice France. Paradoxalement, ce qui a fait la gloire de ces médias, les réseaux sociaux et leur iconoclasme, les a également défaits.
L’épreuve de la normalisation
Tout ce qui est atteint est détruit. La formule de Montherlant n’est pas nouvelle et illustre les difficultés rencontrées par ces succès prématurés. C’est en touchant à la réussite que les ennuis ont surgi. En se constituant en tant que grandes rédactions traditionnelles, la transition a été difficile aussi bien sur le fond que sur la forme. Sur le fond, Vice France - comme tant d’autres - a grandi, et a grandi vite ; cette forte croissance intervenait à une époque où la définition de modèles économiques pour les médias du web était encore balbutiante. Aujourd’hui, nombre de médias de la sphère internet sont d’abord pensés à l’aune de leur viabilité économique (pré-abonnement, levée de fonds...) avant de proposer un contenu, innovant ou non, sur le web.
Sur la forme, ce journalisme écrit aux accents gonzo a semble-t-il peiné à rencontrer et séduire les nouveaux internautes. Les articles truculents de ces médias qui empruntaient aux codes d’une génération biberonnée aux débuts de Facebook et Twitter ont vieilli avec cette génération. C’est sur ces plateformes que se sont fait connaitre ces sites et qu’ils sont devenus des références pour une jeunesse qui ne se reconnaissait pas dans le traitement traditionnel de l’information. La transformation de ces réseaux sociaux a porté le coup de grâce à ces médias en faisant émerger de nouvelles figures, directement intégrées aux plateformes et plus proches de nouveaux usages en vogue.
Du «m’as-tu lu» au «m’as-tu vu»
Regis Debray le prophétisait déjà dans son essai de 1980 Le Pouvoir intellectuel en France : les médias sont systématiquement tentés de passer du journalisme «m’as-tu lu» au «m’as-tu vu». Les médias alternatifs - tout comme les réseaux sociaux - n’ont pas fait exception à cette règle. Facebook et Twitter, réseaux sociaux du texte, sont aujourd’hui supplantés par TikTok, Twitch ou encore YouTube, plateformes dédiées à l’image. Les nouveaux médias entièrement tournés vers la vidéo, live ou enregistrée, tels Hugo Décrypte ou Popcorn, sont aujourd’hui légions et connaissent un succès populaire indéniable auprès des jeunes générations.
Au-delà de cette mise en cohérence avec les goûts d’une époque, la pleine intégration de ces médias et journalistes directement dans les plateformes et applications sociales explique ce plébiscite d’une génération désormais captive de ces quelques applications phares. Correspondre pleinement aux tendances du temps en matière médiatique, on le voit, est un pari risqué et éphémère. La maxime populaire le rappelle, en bien des domaines : «être dans le vent est une ambition de feuille morte.»