Isabelle Leung-Tak : Pour commencer, Jean, un mot sur votre parcours, pour le moins inhabituel : comment passe-t-on d’un poste de dirigeant chez SAP à Emmaüs ?
Jean Deydier : Cela peut interpeller en effet, mais en réalité je n’ai pas véritablement décidé de faire un changement de carrière de l’industrie du software vers le social. Cette évolution a été le fruit de rencontres très inspirantes avec des personnes passionnées, au service de l’humain. Je suis convaincu – et ma conviction s’est forgée au fil des années – que l’action sociale est le meilleur métier, le plus riche de sens et le plus émotionnel. Il me nourrit au quotidien d’une énergie décuplée et continue dans cette voie. Et il s’agit d’un univers béant pour entreprendre. On ne parle pas suffisamment de la dimension entrepreneuriale de l’engagement social : les bonnes pratiques et la connaissance de la technologie m’ont offert des perspectives précieuses pour agir au mieux et peut-être à plus grande échelle.
Nous fêtons les 50 ans de Stratégies, l’occasion de revenir sur les grands enjeux qui ont animé nos sociétés et ceux qui bouleversent déjà notre société de demain. Dans le contexte qui est celui de WeTechCare, quels sont les enjeux pour le monde social ?
Le monde social est confronté désormais aux enjeux du digital et on ne peut plus l’ignorer. Il existe deux enjeux principaux qu’il est urgent de prendre à bras le corps.
Le premier est un enjeu d’accompagnement des publics : aujourd’hui, il est indispensable de connaître le numérique afin d’accéder à ses droits. Il est indispensable de maîtriser le numérique pour accéder aux services du quotidien : l’accès à l’information, le lien social, l’accès aux soins, l’accès à la mobilité… Et cela, ne l’oublions pas, dans un contexte de forte demande des personnes en fragilité.
Le deuxième enjeu est un enjeu économique : relié à la performance et à l’adéquation des services existants ou autour du développement de nouveaux services. Par exemple, nous développons un projet, Le Déclic, qui utilise les réseaux sociaux afin de communiquer avec des jeunes en difficulté dans le cadre de leur insertion professionnelle. En effet, ces jeunes ne s’adressent pas toujours aux services dédiés afin de recueillir de l’aide. Avec Le Déclic, nous les mettons en relation avec les bons services d’accompagnement liés à leurs besoins.
Pensez-vous que la pandémie ait changé notre rapport aux autres en matière de solidarité ?
Je crois que nous vivons aujourd’hui une accentuation d’un besoin de sens. Nous avons tous été confrontés aux besoins de plus de solidarité : avec nos seniors, avec nos jeunes, mais aussi avec des professions très exposées. Nous faisons face aussi à des enjeux d’égalité face au numérique, car l’équipement s’est révélé indispensable, et outre l’accès à l’équipement, il faut une bonne connexion afin de permettre l’accès à l’école en distanciel ou aux soins avec la télémédecine.
En quoi le développement des usages numériques, selon vous, peut apporter des solutions en matière d’inclusion ?
Il est critique pour notre génération, mais aussi pour la génération des digital natives, de comprendre les usages et les modèles du numérique afin de pouvoir pleinement profiter des opportunités qu’il offre. Aujourd’hui, il a un caractère binaire, il est source d’inclusion, mais il peut aussi exclure. Pourtant, de bons usages numériques sont une opportunité unique pour développer et maintenir le lien social, ou encore faciliter le développement personnel de tous, avec un accès simple à la formation, à l’information et à l’échange. Le numérique est devenu le lieu d’expression de chacun, mais n’est-il pas aussi une chance pour mieux s’entendre, et agir en faveur d’une société plus soudée ?
Qu’est-ce qui vous empêche de dormir ? Un souhait pour l’avenir ?
Nous sommes collectivement dépassés par les possibilités offertes par le numérique alors qu’il structure de plus en plus nos vies et notre société. Nous sommes face à un enjeu pressant de mettre en capacité chacun d’entre nous à mieux comprendre les impacts du numérique dans nos vies personnelles et collectives. Je souhaite que WeTechCare contribue également à ce vaste besoin de vulgarisation, afin que cela facilite le questionnement de chacun sur la question fondamentale que pose l’articulation entre innovation et progrès social.