Maryam Salehi : Qu’est-ce qu’être Français selon vous ?
François Sureau : Le «selon vous» est important. D’abord, parce que les Français ne sont pas nécessairement les mieux placés pour apprécier l’apport de leur pays à la culture universelle. J’ai toujours été frappé par notre cécité collective. La France est très souvent le pays du déni de la réalité, y compris de la sienne propre. Je ne sais pas si les autres pays poussent ce déni à un tel point. C’est possible après tout. Nous nous célébrons comme le pays de la mesure, alors que nos plus grands écrivains, de Rabelais à Céline en passant par Racine ou Pascal, n’en ont à peu près aucune. Comme le pays des libertés, alors que nous sommes plutôt sur ce chapitre le pays d’une déclaration que celui de sa mise en œuvre. Le pays d’une longue histoire, alors que nous rejetons dans un oubli méprisant des pans entiers de notre passé, sous le nom dépréciateur «d’ancien régime» ou de «Moyen Âge». Mais les étrangers, qui nous jugent arrogants, se trompent aussi, alors qu’il y a peu de pays européens où le chagrin d’être soi soit aussi répandu, un chagrin qui a conduit une part considérable de l’intelligence française à cultiver des chimères allemande, soviétique, chinoise ou américaine. Si bien qu’à la fin, être Français serait, pour moi, quelque chose qui se situerait entre «apprendre à s’aimer sans illusions», et «se souvenir de penser à autre chose qu’a la France». Et je m’interroge toujours sur le fil mystérieux qui unit Bergson, Barbey d’Aurevilly et André Breton, alors qu’ils n’ont aucune représentation du monde qui leur soit commune. Être français, pour moi, c’est d’abord chercher, inlassablement, sans se laisser arrêter par ce que le monde nous présente comme impossible.
Faut-il connaître l’histoire de France et vouloir la transmettre pour être Français ? Faut-il aimer la France ?
La connaître, sûrement, à condition de ne pas s’en faire une légende commode. L’aimer, je n’en suis pas sûr. Ou alors comme on aimerait une histoire douloureuse et dont on souffrirait de manière utile. Pour ma part, j’ai toujours préféré lire les histoires d’autres pays parce qu’elles me donnaient moins de trouble. Ce qu’il y a à aimer dans l’histoire de France, c’est moins un «projet», ce mot très moderne, qu’un désir, un désir souvent empêché dans sa réalisation. Quand Eugénie est devenue impératrice, elle a demandé à Lavisse, le grand historien du temps, de lui apprendre l’histoire de France. Et d’abord de la lui résumer en une phrase. Lavisse a répondu : «Madame, ça ne s’est jamais très bien passé». Et c’est sur le terreau de ces errements qu’ont jailli nos plus grands artistes, ceux qui ont su parler au reste du monde.
Vous êtes membre de l’Académie française et un homme de plume, on ne peut donc résister à l’envie de vous demander le rapport que vous faites entre la langue française et le fait d’être Français ?
Au risque de vous surprendre, je ne sais pas si ce rapport est aussi évident qu’il y paraît. Bien sûr, je suis un amoureux de notre langue, et de la littérature qu’elle a produite. Mais la forme particulière qu’a prise, au cours des siècles, notre âme réfractaire à l’ordre matériel du monde, on peut la faire sienne sans nécessairement posséder notre langue. Ou, si on la possède, sans se servir d’elle pour créer. Il y a quelque chose d’absolument français chez Sciascia qui écrivait en italien, chez Vargas Llosa, qui écrit en espagnol. Ils le doivent à la fréquentation de Stendhal pour le premier, «mon seul amour», disait-il, et de Flaubert pour le second.
On a souvent défini l’appartenance à la nation française comme un acte de volonté. Concrètement que faut-il/comment faut-il vouloir pour être français ?
Il me semble qu’il faudrait d’abord ne pas trop se soucier de l’être, ce qui est la meilleure manière de devenir provincial. Apollinaire ou Cendrars, nés étrangers tous les deux, ne se réveillaient pas tous les matins en se demandant comment être français. Ils étaient là, respiraient cet air, voulaient créer, et c’est cela l’essentiel. L’air de la liberté vaut par les œuvres auxquelles il peut donner naissance, pas pour lui-même. Quant à la volonté, il ne faut pas se méprendre. Il ne s’agit pas de volonté psychique mais de volonté politique. Quand Renan en parlait, c’était pour opposer la nation française à celles qui se croyaient fondées sur la race et le sang. S’il s’agit d’un effort, c’est celui de l’intelligence, de la conscience, rien d’autre. Un effort qui vise à quoi ? À la création permanente, à l’issue sans arrêt différée, d’un pays simplement habitable.
Votre prédécesseur à l’Académie, Max Gallo, recensait parmi les dix points cardinaux de l’identité française cet élément crucial qu’est l’universalisme – les valeurs humanistes et universelles. Est-ce qu’être Français, c’est donc vouloir quelque chose pour tout le monde ?
Je ne crois pas, simplement parce que nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. Les Américains partagent la même philosophie. Pourtant, nous ne sommes pas américains. L’adhésion aux valeurs universelles ne suffit pas à définir une nation. Les Hollandais, les Canadiens ou les Belges possèdent à peu près les mêmes, et pourtant, il ne viendrait à l’idée de personne de «fusionner», comme on dit dans la langue des affaires. Il doit donc y avoir autre chose. Ce quelque chose, qui reste un mystère, qui se dérobe, qui s’échappe à chaque fois qu’on veut le définir, c’est peut-être la part la plus belle, en tout cas, la plus intéressante, de notre «âme collective».
Liberté, Égalité, Fraternité : faut-il, pour être français, adhérer à cette devise ?
Sans doute, mais ne soyons pas dupes. Personne ne met le même contenu derrière ces mots. Personne ne s’accorde sur la manière de les combiner entre eux. Ce qui nous définirait plutôt, c’est cet effort patient, rarement couronné de succès, pour les mettre en harmonie au fil du temps, dans chaque circonstance historique, sans jamais renoncer.