Marc Feuillée : Les sociétés de la big tech américaine ont connu ces dernières années une croissance spectaculaire de leurs activités et de leur valorisation boursière. Ont-elles profité de l’absence d’entraves de la part des autorités de régulation des grandes puissances économiques ?
Fabrice Fries : Elles ont profité d’un cadre réglementaire incroyablement permissif, d’ailleurs souvent antérieur à leur naissance. C’est le cas par exemple des textes qui les exonèrent de toute responsabilité sur les contenus en en faisant de simples hébergeurs : ils datent de la fin des années 1990, une époque où il fallait encourager les nouveaux acteurs de la «société de l’information» en évitant de faire peser sur eux des risques juridiques. Quant à la politique de concurrence, il est, je crois, établi que l’antitrust américain s’est montré très peu offensif depuis 1980.
Pourquoi ces autorités de régulation ont-elles laissé se constituer rapidement ces monopoles mondiaux ?
Fascination, sidération, incompréhension, naïveté se sont conjuguées au départ pour laisser la voie libre à ces acteurs, qui de leur côté ont su s’entourer des meilleurs lobbyistes. Le droit de la concurrence s’est aussi montré désarmé face à plusieurs caractéristiques de la nouvelle économie numérique. D’abord, le fait que de nombreux services soient gratuits pour les consommateurs a beaucoup gêné, alors qu’en droit de la concurrence l’analyse du prix est centrale. Ensuite, la logique du «winner takes all» liée à ce que plus les plateformes ont d’utilisateurs, plus leur attrait s’accroît, a longtemps échappé à un régulateur plutôt habitué à ce que la course à la taille soit limitée par le plafonnement des économies d’échelle. Enfin, les YouTube, WhatsApp et autres Instagram n’avaient au moment de leur acquisition par Google et Facebook quasiment pas de chiffre d’affaires, ce qui a déconcerté un antitrust habitué à raisonner en termes de seuil.
Aujourd’hui, pas un jour ne passe sans que l’on apprenne le déclenchement d’une nouvelle procédure. D’où vient ce changement d’attitude, cette nouvelle prise de conscience ?
Oui, le vent a incontestablement tourné, et l’explication me semble tenir tout simplement au fait qu’on ne peut plus dire que la balance avantages/inconvénients des plateformes est équilibrée. Un pays a commencé d’agir, et avec efficacité, malheureusement pas pour les bonnes raisons, la Chine, qui a décidé de faire rentrer dans le rang «sa» big tech. Aux États-Unis, les initiatives sont multiples, mais pour l’heure, il n’y a rien encore de concret, d’autant que les plateformes ont désormais un allié objectif pour contrer la régulation, la concurrence des acteurs chinois, précisément, qui fait dire que le démantèlement profiterait surtout à ces derniers. Au milieu, l’Europe est un vrai laboratoire : si elle n’est pas encore l’acteur majeur de la big tech qu’elle devrait être, elle a des idées pour réguler celle des autres régions…
Malgré des amendes records infligées entre 2016 et 2018 par la commissaire à la concurrence de l’Union européenne Margrethe Verstager, ces sanctions sont systématiquement contestées par les Gafa, parfois avec succès. L’Europe a-t-elle perdu l’initiative ? Les autorités de régulation de chaque pays européen peuvent-elles prendre le relais ?
Je n’ai aucun doute sur le fait que le bon cadre d’intervention doit rester européen. Il est vrai que les pénalités sont devenues le «cost of doing business» des plateformes et que la sanction finit trop souvent par tomber après la bataille, quand les concurrents ont déjà trépassé. D’où les réflexions en cours à Bruxelles, par exemple pour favoriser la régulation existante, inverser la charge de la preuve en cas d’acquisition ou encore permettre l’autosaisine des autorités, sans même attendre une plainte. Avec les récentes initiatives Digital Market Act et Digital Services Act, l’Europe renoue avec la régulation, après avoir longtemps privilégié des interventions au cas par cas via des procédures contentieuses. L’histoire dira si elle a encore la main.
En France, les autorités de régulation sont souvent pointées du doigt pour être trop strictes avec les acteurs nationaux et trop attentistes avec les grandes plateformes américaines. Est-ce toujours vrai ?
Mon expérience récente sur les droits voisins dit tout le contraire : l’Autorité de la concurrence a fait un remarquable travail d’analyse et pris des décisions pionnières. Il me semble d’ailleurs d’une manière générale que la France est trop souvent seule aux avant-postes sur tous ces sujets de régulation des plateformes.
Un fonctionnaire de l’Autorité de la concurrence française m’a dit un jour que le budget de celle-ci était inférieur de plus de la moitié à celui de son équivalent allemand et même à celui du CSA ! En France, les autorités de régulation sont-elles de taille à faire face à toutes ces procédures ?
La question des ressources est un sujet récurrent en matière de justice et l’Autorité de la concurrence n’y échappe pas. Ajoutons la question des compétences : combien d’experts en data, en intelligence artificielle ? Sachons voir quand même les progrès : la condamnation par l’Autorité des pratiques anticoncurrentielles de Google en matière de publicité en ligne ouvre la voie en Europe. Idem sur les droits voisins avec le recours, assez novateur, à des mesures conservatoires qui ont le mérite de la rapidité.
Quel est l’avenir de la régulation des grandes plateformes américaines ? Faudra-t-il passer par des modifications de législation, des mesures conservatoires ou des négociations directes entre États et plateformes pour éviter les contentieux ?
Je note que les dossiers qui ont bougé sont ceux où le politique a pesé de tout son poids. C’est le cas de la rémunération des éditeurs australiens par les plateformes ou de l’instauration d’une « taxe Gafam ». Cela renvoie à la nécessité d’un consensus bipartisan pour faire avancer les dossiers aux États-Unis. Celui-ci existe peut-être en matière d’antitrust, certainement pas en matière de lutte contre la désinformation.