Stratégies Les 50
Peut-on encore rire dans la pop culture aujourd’hui ? Et demain ? Le producteur et animateur de Canal+ Mouloud Achour, qui a réalisé cette année son premier long métrage, «Les Méchants», apporte sa vision.

Raphaël de Andréis : Hannah Arendt disait que l’humour était la seule façon d’oxygéner les débats face à des positions figées (1). C’est à ça que m’a fait penser ton film Les Méchants. Je me trompe ?

Mouloud Achour : Non, Hannah Arendt est une des références du film. À la fin, quand les deux personnages principaux sont nus devant la police, les médias, les influenceurs, les gamers et qu’ils sont obligés de clamer leur innocence alors que tout le monde les sait innocents, on veut dire qu’il faut être capable de se mettre à nu pour pouvoir rire à nouveau. Se mettre à nu, c’est accepter d’avoir une dose de fragilité et de pudeur pour ne pas agresser l’autre. C’est tout le sujet de l’époque : on est dans un moment de crispation où on montre du doigt les failles des autres en évitant de regarder les siennes.

Est-ce que, dans cette difficulté qu’a notre époque à rire ensemble – puisque chacun rit très bien de son côté, souvent des failles des autres –, tu as l’impression qu’il y a un rire propre aux jeunes ? Est-ce qu’ils ont un rire universel ou est-ce qu’ils sont embarqués dans ce mouvement ?

Je pense que les jeunes n’ont jamais été aussi mal représentés depuis qu’ils ont la parole tout le temps sur les réseaux sociaux. Les réseaux sont des machines à diviser, à communautariser, alors qu’un jeune ou un moins jeune rient globalement des mêmes choses. Les parents rient à table avec les enfants, je ne crois pas trop à une cassure générationnelle. Par contre, il y a des gens qui ont la parole sur les réseaux et qui vont utiliser le rire pour défendre leurs convictions. Cela crée une inversion des valeurs par rapport au rire : avant l’humoriste faisait passer un message, maintenant les gens qui ont un message se servent des humoristes pour le légitimer.

As-tu un exemple de cette inversion de situation ?

Aujourd’hui, dès que quelqu’un fait une blague foireuse, ça devient un débat entre l’extrême droite et l’extrême gauche. Avant, les humoristes étaient le véhicule d’une façon de penser populaire, aujourd’hui, ils servent de réceptacle à des idées politiques.

J’imagine que c’est très inhibant pour les humoristes…

Le propre de l’humour c’est de rassembler, pas de polariser, et comme on est dans un momentum très polarisé, c’est de plus en plus compliqué pour les humoristes de se faire entendre. D’où le succès d’humoristes absurdes comme Roman Frayssinet, Édouard Baer ou Rick et Morty aux États-Unis. L’absurde ça ne dérange pas.

On a parfois l’impression que les jeunes sont plus conservateurs que les boomers. On dit : « Avant, on savait se marrer ». Toi qui fais dialoguer les générations, tu le ressens ?

Les jeunes ne sont pas plus conservateurs, ils ont plus de pression et peur de l’avenir. Moi, par exemple, j’ai 41 ans et je me pose tous les jours la question de faire un enfant ou pas. Je ne suis pas sûr que tu te la serais posée.

Tu n’es pas le premier à me dire ça…

Il faut se mettre à la place d’une génération où des étudiants font la queue pour manger pendant le covid. Avoir 20 ans c’est être enfermé pendant un an chez soi, vivre dans un pays traversé par des crises identitaires, le réchauffement climatique, l’impression de n’être représenté nulle part dans la Culture avec un grand C. Ça ne légitime pas, mais ça donne raison à plein de personnes en colère sur les réseaux. Encore une fois, la situation est très complexe. D’accord, avant on savait se marrer, mais avant on avait de quoi vivre. C’est ce qui fait toute la différence, la majorité des jeunes aujourd’hui ne savent pas ce que sera leur avenir.

Penses-tu qu’on peut rire du réchauffement climatique, des femmes, des minorités sans être soi-même issu de la minorité, une femme ou un militant écolo ?

Il y a la fameuse phrase « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde », moi je dirais « On peut rire de tout, mais pas des gens qu’on n’aime pas ». Il faut avoir une certaine dose d’empathie envers les femmes pour se permettre de faire des blagues sur elles. Quand on se moque d’une communauté qui n’est pas la sienne, il faut la respecter, connaître ses coutumes, l’aimer, pour pouvoir en rigoler. Quand on rit de vous ou quand on rit avec vous, on le sent très vite.

On se moque de tout le monde dans Les Méchants… du polémiste d’extrême droite qui s’oppose au réalisateur dit « tolérant » alors qu’en fait les deux passent leurs vacances au Cap Ferret. Pour avoir vécu ces situations, je sais que ces gens sont capables d’avoir énormément d’empathie entre eux quand la caméra est éteinte. Et c’est important. Pour moi, sur les réseaux sociaux, les gens se salissent en salissant les autres. On le voit quand on remonte le fil des trolls, ce sont des gens qui ne vont pas bien, qui sont déprimés.

Comment résister à cette pression des réseaux sociaux ?

Il ne faut pas leur donner autant d’importance. C’est un conflit de générations. Quand les rédactions embaucheront des natifs des réseaux, ça sera moins pris au sérieux. Aujourd’hui, un ado qui est sur TikTok (même pas sur Twitter, c’est pour les vieux), il passe d’une actualité à l’autre en 30 secondes, ça ne mérite pas une manchette dans un journal. Il faut trouver un modèle économique pour que les médias ne dépendent pas du clic, qu’ils n’aient pas besoin de faire des reprises de ce qu’on lit sur les réseaux. Il faut résister à cette accélération et ça fera du bien à la publicité, au journalisme et à la démocratie.

Il y a une figure de l’humour qui est le macho, souvent très drôle. La publicité a beaucoup utilisé ce poncif, chez Axe, par exemple. Est-ce que pour toi c’est une figure en voie de disparition ? Peut-on encore créer des personnages de macho ?

C’est une figure de fiction extrêmement intéressante. Aldo Maccione qui fait des allers-retours sur la plage, c’est un ressort comique génial. C’est aussi la culture méditerranéenne. Mais il faut en combattre les dérives, parler des conséquences de la culture du machisme. Il faut les bons espaces pour ça.

Une marque a-t-elle encore le droit d’avoir de l’humour ? Tu me disais que le titre Les Méchants est inspiré d’un spot mythique d’Orangina par Alain Chabat.

Après avoir tourné mon premier long-métrage, une comédie, j’ai envie de faire de la pub humoristique. Aujourd’hui, dans la publicité soit on utilise des influenceurs, soit on fait des films grandiloquents pour du luxe mais la comédie, ça me manque à la télévision. Ce qu’a fait Free à un certain moment, Orangina, Axe, on s’en souvient, c’était hypermarrant. Le réalisateur en moi a le fantasme de la marque qui vient voir un artiste et lui dit « Éclate-toi », comme Orangina avec Alain Chabat. Il faut que des marques aient à nouveau cette latitude-là.

Penses-tu qu’avec les réseaux sociaux c’est encore jouable ?

Je suis effrayé par l’incapacité à rire au second degré, les réactions sont tellement violentes. Sauf que là où les marques font une erreur, c’est que les réseaux sociaux ne sont pas la vie. Elles sont obsédées par leur image mais un « bad buzz » ça reste une bulle de 300 personnes qui ont passé 3 secondes à dire du mal de vous dans leur journée.

Tu as raison. Mais comme c’est écrit et que ça reste ça prend des proportions démesurées.

Encore une fois, ça ne reste que pour les gens qui prennent le temps d’aller lire les commentaires. Pour moi, les réseaux sociaux, c’est comme un cocktail avec des gens qu’on n’a pas envie de voir.

Si j’essaye de faire une conclusion, peut-être qu’il y a un grand avenir pour l’humour noir ?

Pour l’humour noir, pour l’autodérision, pour l’autoflagellation. Il y a un influenceur que j’aime bien citer, c’est un mec qui a dit « Aimez-vous les uns les autres ». La condition sine qua non pour rire les uns des autres, c’est de s’aimer avant de se moquer. La moquerie, jeter des gens en pâture, l’agressivité, c’est voué à disparaître. Ça restera peut-être sur les réseaux mais pas dans la culture.

(1) cf. Le courage de la nuance, Jean Birnbaum, Seuil

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