Chaque année, un baromètre mesurant la confiance des Français dans les médias nous rabâche que celle-ci n’a jamais été aussi faible. Elle aurait atteint en 2020 son plus bas niveau depuis la création de cet indicateur en 1987. À regarder cette étude de plus près, on constate que les Français se plaignent de la prolifération des fake news et de journalistes qui seraient aux ordres, c’est selon, du gouvernement, de la finance ultralibérale de droite, ou de la pensée unique de gauche.
Ils déplorent aussi la dégradation de la qualité des programmes et des reportages proposés et invoquent un âge d’or où les émissions culturelles et politiques, éclairant le jugement du citoyen, régnaient à la télévision. Enfin, ils pointent du doigt la faible présence féminine dans les médias, accusés d’être un des derniers bastions du patriarcat.
Cette rengaine à l’encontre des fake news est étonnante alors que jamais le public n’a eu aussi facilement accès à une information provenant de sources aussi variées. Les nostalgiques des médias d’autrefois oublient le bon vieux temps où l’information était contrôlée par l’État, les journalistes censurés ou autocensurés, et sous surveillance. L’apothéose de cette époque se situe pendant la guerre d’Algérie, avec la totalité des radios et presque tous les grands journaux et magazines qui passent sous silence la torture, les exécutions sommaires, les déplacements massifs de population. À l’époque, les Français ne savent rien des exactions commises et les journalistes qui osent en parler sont poursuivis pour incitation à la désobéissance et démoralisation de l’armée.
Génération perdue. Comment réagiraient les Français, même les plus âgés, si demain ils n’avaient plus accès qu’à deux chaînes de télé aux programmes présentés par des speakerines en tailleur et chignon, avec des journaux de 20 heures entièrement rédigés par le service de presse du gouvernement ? Aujourd’hui, on a le droit d’être pour, d’être contre, il y a des journaux, des sites, des antennes de toute obédience politique, on débat pendant des heures. Quelle chance !
Contrairement à la nouvelle doxa nostalgique, il n’y avait pas non plus une émission culturelle tous les soirs sur l’ORTF. La télé des années 50, 60 et 70 était surtout un tuyau à divertissements. Pour une émission comme Lectures pour tous, de Pierre Dumayet, il y avait dix jeux, comme Gros lot ou 36 chandelles, ou d’autres, présentés par Guy Lux, Pierre Bellemare ou Pierre Tchernia.
Les enfants des années 80 ont grandi avec les dessins animés japonais du Club Dorothée et les séries américaines dégoulinantes de mièvrerie, ce qui inquiétait beaucoup les sociologues de l’époque, parlant déjà d’une génération – la mienne – perdue. Depuis vingt ans, les 10-15 ans ont déserté ce petit écran pour d’autres plus petits encore, et ce qu’ils y regardent est plutôt plus riche et moins niais que l’étiage moyen de Récré A2.
Quant aux adultes, le nombre de fictions et d’émissions culturelles qui leur est proposé a incroyablement augmenté, comme les documentaires dont la production a été multipliée par six entre 1990 et 2010 grâce à la création de nouvelles chaînes. Sans même avoir recours à internet, il n’y a pas une soirée où un esprit curieux ne puisse trouver programme à son goût. Étrangement pourtant, les émissions de LCP, Arte, Public Sénat ou France 4 ne décrochent jamais le pompon de l’audience.
Paradoxe de Tocqueville
Enfin, les nombreux rapports pointant la faible féminisation des plateaux télé oublient qu’il n’y a pas si longtemps, les femmes étaient au mieux speakerines, le plus souvent miss météo ou pots de fleurs d’émissions de variété. La fonction des speakerines était claire : incarner les vertus familiales dans leur maintien et leur tenue, et éloigner les jeunes spectateurs des programmes inadaptés. Aujourd’hui, les femmes présentent des JT, dirigent des news magazines, président des chaînes de télévision, questionnent l’homme (ou la femme) politique. Certes, on est encore loin de la parité dans les médias. Mais cet exemple illustre typiquement le paradoxe de Tocqueville. Plus les inégalités se réduisent, plus elles sont jugées insupportables.
Alors pourquoi les chantres du déclinisme mortifère rencontrent-ils un tel écho dans la population ? D’où vient cette nostalgie française d’un paradis perdu de l’information ? Ce sentiment est d’abord lié à la défiance particulièrement grande en France à l’égard de tous les pouvoirs, dont le quatrième, les médias. Dans son essai intitulé Le Culte de la raison comme fondement de la République, le philosophe Alain écrivait : «comme la confiance est la santé des monarchies, ainsi la défiance est la santé des Républiques.» La France est après la Grèce, le pays dans lequel le niveau de défiance à l’égard des institutions est le plus fort. La Grèce, berceau de la démocratie.
Il vient aussi d’une idéalisation de la période des Trente Glorieuses dans l’imaginaire collectif. C’est en 1979, sous la plume de Jean Fourastié, que naît l’expression «Trente Glorieuses». Pour l’économiste, cette révolution invisible de 1946 à 1975 est caractérisée par une forte croissance et l’augmentation du niveau de vie dans la majorité des pays développés. C’est oublier un peu vite l’autre bilan de cette période de croissance : guerres de décolonisation, pollution massive de l’air, des eaux et des sols, addiction généralisée de l’économie aux énergies fossiles, destruction des ressources naturelles, conditions de travail déplorables des ouvriers, et notamment des travailleurs immigrés, grands oubliés de la photo officielle.
Les périodes démocratiques avec des médias libres sont réduites dans le temps et dans l’espace. Serons-nous toujours en démocratie dans cinquante ou cent ans ? Ne le prenons pas forcément pour acquis. Sachons, encore une fois, voir notre chance. Les mêmes Cassandre qui se lamentent aujourd’hui trouveront sans aucun doute demain, qu’en 2021, on vivait une époque formidable.