La fusion M6-TF1, pour ou contre ? Le débat ne fait que commencer. L’opération annoncée s’est terminée, lundi 17 mai, par la victoire de Bouygues sur les offres rivales de Mediaset, Kretinsky, Bolloré et Niel. D’après un connaisseur des dossiers, les deux propositions françaises concurrentes étaient d’ailleurs plus faibles que celles des deux étrangers. Vivendi, qui avait fait une offre combinée avec le groupe NRJ, selon nos informations, a été fidèle à la réputation de « bon acheteur à la baisse » de son actionnaire breton. Quant à Xavier Niel, il tablait en partie, semble-t-il, sur un rachat de M6 par lui-même en injectant une lourde dette dans son bilan. Mais peut-être avait-il aussi compris que la partie était déjà gagnée par Bouygues/TF1, seul à même de dégager quelque 300 millions d’euros de synergies.
Quoiqu’il en soit, pour Nicolas de Tavernost, choisi par Bouygues pour obtenir la fusion avant la fin 2022, il reste maintenant deux batailles cruciales à gagner : celle du CSA et celle de l’Autorité de la concurrence. Si le premier examinera l’impact économique et les effets sur le pluralisme des contenus, la seconde regardera « comment l’opération affecterait la concurrence sur différents marchés », comme l’a expliqué sur Franceinfo sa présidente Isabelle de Silva. Seront ainsi passés au scalpel « la part de marché considérable » dans la publicité de la télé gratuite, les relations avec les producteurs de programmes ainsi que les achats de droits de films ou d’événements sportifs, et enfin la distribution des chaînes sur les plateformes ou les box de fournisseurs d’accès à internet. Revue de détails.
La question des contenus
« La fusion TF1-M6 a pour objectif de pouvoir investir plus dans la production de contenus locaux, a déclaré Thomas Rabe, le patron de Bertelsmann, au Figaro. Donc, mécaniquement, cette opération apportera plus de moyens aux producteurs indépendants ». C’est en effet le grand argument des partisans de la fusion. Un champion national, même s’il aura un chiffre d’affaires cinq fois inférieur au budget de programmes de Netflix, est plus à même de lutter contre les géants du streaming. « On a intérêt à avoir un groupe audiovisuel français fort », apprécie Pascal Rogard, directeur général de la SACD, le financement de la création étant indexé sur le chiffre d’affaires publicitaire des chaînes. M6 pourrait s’aligner au passage sur TF1 qui est « mieux-disant » sur le respect de ses obligations de financements. Au CSA d’entendre, selon lui, les craintes liées à un guichet unique en demandant par exemple la conservation d’un pôle ciné/fiction par groupe comme cela avait été exigé pour France 2 et France 3 au moment de la création du holding France Télévisions.
À l’Union syndicale des producteurs audiovisuels (Uspa), Thomas Anargyros, son président, reconnaît aussi un « besoin d’acteurs forts » mais il s’empresse d’ajouter qu’il est tout aussi nécessaire d’avoir « une diversité éditoriale » alors même que l’élargissement du financement de la création aux plateformes peut s’accompagner d’un risque de contraction de la demande privée. « On ne craint pas tant une baisse des investissements dans la création qu’une concentration des choix de décision. Il peut y avoir une pression très forte sur les prix et les conditions contractuelles », souligne-t-il, alors que TF1 et M6 représenteront selon lui, plateformes non incluses, 35 % des œuvres patrimoniales (fiction, cinéma, animation, documentaire). Il reste aussi à démontrer qu’avec un Nicolas de Tavernost à sa tête, qui ne jure que par l’intégration verticale des chaînes dans la production, le nouveau groupe n’est pas un mauvais coup porté aux producteurs indépendants.
À la Société des auteurs multimédias (Scam), Hervé Rony, son directeur général, juge aussi que si la constitution d’un acteur puissant « a du sens », il faut « être vigilant sur les engagements de production qui couvrent les magazines d’info et les petites chaînes comme Ushuaïa et Histoire ». Quant à Julia Cagé, professeure à Sciences Po, elle craint la fusion des rédactions des deux chaînes mères, dotées de 400 et 80 journalistes, et « des enquêtes trappées en raison du poids très fort des annonceurs, comme on l’a vu sur M6 ». Elle estime aussi qu’« un seul interlocuteur pour les producteurs va limiter la diversité de la création. »
Même interrogation dans les programmes de flux. Selon une étude de Glance, le département international de Médiamétrie, pour le Syndicat des producteurs créateurs de programmes audiovisuels (Spect), les groupes TF1 et M6 totalisaient 15 500 heures de production de flux en 2018, ce qui en ferait le premier diffuseur français devant France TV (11 000 heures). « TF1-M6 deviendrait un opérateur structurellement majoritaire, ce qui pose beaucoup de questions. Cette taille pourrait certes permettre de porter des programmes ambitieux, y compris sur le flux, mais rappelons qu'à date, les diffuseurs n'ont pas fait rayonner à l’international les formats français », souligne Vincent Gisbert, délégué général du Spect.
Un marché publicitaire inquiet
Sur le plan de la publicité, un tel rapprochement ne sera pas non plus sans conséquence. Les deux groupes représentent au cumulé entre 70 % et 75 % du marché publicitaire de la télévision. « Après 20h [heure à partir de laquelle la publicité disparaît sur France Télévisions, NDLR], on est même au-delà de 80 % », pointe Jean-Luc Chétrit, directeur général de l’Union des marques. Selon lui, une fusion entre les groupes TF1 et M6 « créerait un monopole qui va dicter les prix (…), à l’achat pour les producteurs, à la vente pour les annonceurs ».
« Le marché de la publicité digitale est déjà deux fois plus important que celui de la télévision. Les annonceurs ont donc l’opportunité d’investir où ils veulent », se défend Olivier Roussat, directeur général de Bouygues, dans Le Figaro. Pour lui, « la pression concurrentielle est extrêmement forte sur les marchés. Les prix de la publicité télé en France sont parmi les plus bas d’Europe. »
C’est d’ailleurs l’un des arguments mis en avant par Bertelsmann et Bouygues pour pousser à une autorisation de l’opération : en raison du poids pris par Google et Facebook sur le marché publicitaire français, le marché pertinent qu’analysera l’Autorité de la concurrence ne doit pas se restreindre au seul marché télé mais doit inclure également les grandes plateformes numériques. C’est le fameux « global vidéo » qui totalise près de 4 milliards d’euros avec le display vidéo et le social vidéo. D’après NPA Conseil, la part de marché de la télé dans cet ensemble passera de 76 % à 63 % d’ici à 2023. Une vision d’un marché pertinent élargi que réfute Jean-Luc Chetrit : « Ce sont des marchés complémentaires dans les choix des marques, ils ne sont pas de même nature, ne répondent pas aux mêmes objectifs. Les marques ont bien compris pourquoi elles faisaient de la télé. »
Ces 18 prochains mois, l’Autorité de la concurrence se penchera donc sérieusement sur cette question et sur le risque que pourrait faire peser au marché publicitaire une telle fusion. En 2010, au moment du rachat des chaînes TMC et NT1 par le groupe TF1, elle avait posé des conditions, dont l’interdiction pour la régie du groupe TF1 de commercialiser des couplages entre TF1 et ses chaînes TNT. Le scénario noir pour TF1 et M6 serait d’obliger les deux groupes à garder une régie séparée, amputant une bonne partie des 250 à 350 millions de synergies envisagées. Olivier Roussat a déjà prévenu : « S’il s’avère que les remèdes imposés sont trop importants, l’opération n’aura plus de sens économique et nous serons amenés à y renoncer. »
Pour Pierre Calmard, président de Dentsu Aegis Network France, ce rapprochement pourrait avoir une vertu : rendre plus transparent l’achat télé. « TF1 et M6 se retrouveraient dans une situation quasi-monopolistique sur le marché de la publicité télé, comme Google sur le search aujourd’hui. Ce sera alors la fin de la négociation de gré à gré, qui est complètement opaque pour les annonceurs. Pour ne pas créer de distorsion de concurrence, Google a mis en place un système d’enchères. Pour TF1 et M6, je ne vois pas comment un tel conglomérat pourrait faire autrement. »
Du côté d’OMG, Emmanuelle Soin, sa présidente, voit « d’un bon œil ce qui sera la premier broadcaster en Europe et une entité puissante pour avoir de la diversité dans la production » mais elle compte sur les régulateurs pour éviter les écueils sur le marché : « On ressent une forme d’inquiétude de la part des concurrents et nos annonceurs s’interrogent sur la façon de défendre leurs intérêts face à un groupe hégémonique ». En se disant confiante, elle estime donc qu’il va falloir que les agences médias s’adaptent. Mais il faut aussi que les programmes ne pâtissent pas d’une concurrence privée plus limitée : « M6 a réveillé TF1 dans ses fictions et sa grille de programmes. »
Renégociations en vue dans la distribution
La question de la distribution des chaînes sera également regardée de près par l’Autorité de la concurrence. Qu’il s’agisse de leurs relations avec les FAI ou les plateformes OTT, les deux groupes réunis, qui totalisent plus de 40 % de l’audience télé, pourraient se trouver en position de force au moment de la (re)négociation de leurs accords de distribution. « Avec cette fusion, les deux groupes pourront désormais librement coordonner leurs stratégies d’éviction et entraver plus encore toute concurrence sur le marché de la distribution », s’inquiète dans un communiqué la plateforme Molotov, en conflit aussi bien avec TF1 qu’avec M6 au sujet de la reprise du signal des chaînes. Les deux groupes ont annoncé que leur fusion permettrait de développer « une plateforme nationale performante », combinant SVOD, streaming et offre de rattrapage avec MYTF1 et 6play, en s’appuyant notamment sur la technologie Bedrock de RTL Group. Reste à savoir si cette plateforme ne deviendra pas incontournable pour accéder aux programmes des deux groupes. En ce cas, quid de Salto, qui n’est pas mentionné dans le communiqué annonçant la fusion ? France Télévisions n’imagine pas, en tout cas, se retrouver minoritaire dans un mariage à trois qui se termine par les fiançailles de deux protagonistes.
Vers un big bang dans l’audiovisuel
Avec dix fréquences TNT, le futur groupe va devoir en rendre trois pour respecter la réglementation qui interdit de disposer de plus de sept autorisations. Le CSA aura sans doute son mot à dire sur cette redistribution, sachant qu’une clause de l’accord qui lie Bouygues à RTL Group précise qu’il sera caduc s’il est demandé de restituer trois fréquences trop importantes (comme TMC, W9 ou LCI). Pour Philippe Bailly, président de NPA Conseil, « un paysage déséquilibré a de grandes chances d’accélérer un deuxième tour pour les chaînes d’Altice, de NRJ et de Canal+ ». Comprenez : que certains décident de se renforcer ou de vendre à la faveur de ces rétrocessions de fréquences…