Interview
Journaliste à Challenges et présidente de Prenons la une, association qui se bat pour une meilleure représentation des femmes dans les médias, Léa Lejeune publie Féminisme Washing aux éditions du Seuil, une enquête sur la récupération du féminisme par les grandes entreprises.

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce livre ?

Il m’a paru important de donner les outils aux consommatrices pour qu’elles sachent comment les entreprises, dont elles consomment les produits, traitent les femmes. Je me suis moi-même fait avoir en achetant un objet à l’effigie de Frida Khalo pour décorer mon appartement. Le problème avec le marketing utilisant Frida Khalo est que toutes les aspérités de l’artiste mexicaine sont gommées : on invisibilise son handicap, on atténue sa couleur de peau de femme racisée, on efface sa moustache… Des milliers d’objets sont vendus à son effigie dans le monde et une multinationale, la Frida Khalo Corporation, touche des royalties sur chaque vente. On oublie aussi que Frida Khalo était une communiste et on la transforme en projet mercantile.



Pourquoi les marques ont-elles un intérêt à s’emparer des codes du militantisme féministe ?

58% des Français se disent féministes. 77% chez les très jeunes femmes. Les marques y ont vu une opportunité pour fidéliser des clientes et pour attirer des candidates en termes de marque employeur.



Est-ce que les actions des marques, en faveur des femmes, ne sont pas forcément du féminisme washing étant donné leurs objectifs commerciaux ?

Le féminisme washing n’est pas une fatalité. Les marques qui affirment des valeurs peuvent se mettre en adéquation avec celles-ci en misant sur leurs ressources humaines, en repensant leur production. Au même titre que la RSE, je prône une « responsabilité féministe des entreprises » (RFE). Dans mon livre, à partir d’études de la Harvard Business Review et de chercheurs en économie comportementale, j’explique ce qui marche et ce qui ne marche pas en matière d’égalité femmes-hommes. Par exemple, les réseaux de femmes en entreprise ça ne marche pas très bien mais le mentorat rapproché des femmes, le fait de leur donner des informations pour mieux négocier leurs salaires, ça donne des résultats.



En quoi la publicité participe-t-elle au féminisme washing ?

La publicité, celles de serviettes hygiéniques ou cosmétiques surtout, ont un côté positif : elles montrent des femmes actives, aux physiques divers… Mais ça reste de la communication, du « femvertising » : on n’est pas dans le concret. Cela ne présume en rien de la façon dont sont traitées les femmes chez l’annonceur.



Sur le #MeToo dans la pub, vous analysez la culture d’entreprise qui règne dans cette industrie : « le cool » qui prime sur le sérieux, les frontières entre vie privée et vie professionnelle qui deviennent floues… et qui amènent à des situations de harcèlement moral ou sexuel.

La publicité est un secteur clé du féminisme washing. Ça fait partie du problème. La manière dont la publicité est construite, dans un environnement sexiste, a forcément une influence dans ce que l’on propose aux annonceurs et aux clients.



Vous avez réalisé une enquête sur Christelle Delarue, figure de proue du féminisme dans le secteur de la pub, dans laquelle plusieurs anciens salariés dénoncent ses agissements et l’accusent notamment de harcèlement moral.

J’ai commencé à enquêter en mars 2020 sur le féminisme washing des grandes entreprises. Je suis tombée par hasard sur un premier témoignage au sujet du management de Christelle Delarue, du temps où elle dirigeait Mad&Women. Au total, j’ai recueilli dix témoignages dont huit écrits et signés, qui font part d’une souffrance forte. Je ne pouvais pas les passer sous silence. Femmes ou hommes, le harcèlement moral au travail doit être dénoncé, nulle avocate n’est au-dessus de la cause féministe qu’elle défend. Quand il y a une contradiction entre des valeurs portées et des pratiques, le journaliste se doit d’enquêter jusqu’au bout. C’est une question de déontologie. Concernant Les Lionnes, elles ont œuvré pendant plusieurs années à dénoncer les faits de harcèlement moral et sexiste dans les entreprises, je crois aux bienfaits de leurs actions et espère qu’elles vont continuer, peu importe les personnes mises en cause.



Pensez-vous que l’on se doit d’être exemplaire lorsqu’on soutient une cause féministe ?

On se doit de viser l’exemplarité, ou tout au moins d’être capable de remise en question : il faut réfléchir sur ses propres pratiques et d’évoluer en tenant compte de la critique.



Que pensez-vous de l’émergence des mouvements « Balanceton… » ?

Je crois que ça parle beaucoup aux jeunes générations. Le partage des témoignages bruts permet à beaucoup de gens en souffrance de témoigner. Je pense que c’est mieux quand c’est accompagné d’enquêtes journalistiques qui font l’effort d’interroger les deux parties et de laisser la place au contradictoire. Ces mouvements sont complémentaires du travail journalistique.



Dans le cadre de l'affaire de la Ligue du LOL, vous avez porté plainte pour cyber-harcèlement. Avez-vous lu le récent article de Marianne qui titre sur « un raté médiatique » ? Qu’en pensez-vous ?

Sur l’affaire de La ligue du LOL, il y a eu de tout : des traitements médiatiques très précis et documentés comme ceux de Mediapart et Numerama, et d’autres rédigés à la hâte, sans toujours faire l’effort du contradictoire et de la vérification des informations. Je regrette que Marianne n’ait pas non plus pris la peine de m’appeler pour répondre aux derniers propos d’Alexandre Hervaud. J’ai, en effet, perdu la procédure en diffamation et dénigrement professionnel que je lui avais intenté, mais pour prescription et vice de forme… ce qui n’est pas tout à fait la même chose que de perdre sur le fond.

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