Cela ressemble à un combat de civilisation. D’un côté, un moteur de recherche qui, depuis sa création en 1998, n’a jamais rien payé pour orienter l’internaute vers des liens ou des contenus. De l’autre, les éditeurs de presse français qui exigent l’application d’une directive européenne sur le droit d’auteur, que la France est le premier pays à avoir transposée dans sa loi. Le 24 octobre, jour de son entrée en vigueur, le texte, qui institue un principe de rémunération par le droit voisin, est pourtant resté lettre morte. Google a décidé de laisser le choix entre une indexation traditionnelle des articles avec aperçu d’un petit résumé et d’une photo, sans versement de droits, ou bien une opposition à ce principe qui implique que seul le titre et un lien URL sont alors mentionnés.
Peste et choléra
Pour Jean-Michel Baylet, qui dirige l’Alliance pour la presse d’information générale (ou Apig, soit 305 titres), c’est « choisir entre la peste et le choléra ». « On a le choix entre être visibles dans les résultats de recherche et renoncer à percevoir notre dû, soit ne plus afficher les contenus sur le moteur de recherche qui représente 90 % des usages en France, ce qui conduit à une perte de trafic entre 40 et 60%. » Plutôt que de tenter un hasardeux bras de fer en boycottant Google, les éditeurs ont donc, pour la plupart, fait le choix de continuer à être référencés de façon visible et de se tourner vers l’Autorité de la concurrence pour obtenir justice. « Ce n’est pas se coucher devant Google, c’est pour protéger nos libertés et créer les conditions de la bonne continuation de nos titres », précise celui qui est aussi PDG de La Dépêche du midi qui entend lever « l’étendard de la révolte ».
En réalité, ce sont plusieurs plaintes pour abus de position dominante que les sages de la rue de l’Échelle vont devoir examiner : de l’Apig, de l’AFP, du syndicat des éditeurs de presse magazine et de la Fédération nationale de la presse spécialisée. Selon Pierre Louette, PDG des Echos-Le Parisien, Google modifie son paramétrage pour ne pas avoir à appliquer la loi. « Sommes-nous face non seulement à des multinationales mais à des supranationales ? », a-t-il lancé le 24 octobre, au siège de son groupe. Le contournement de la loi française et du continent européen fait partie des principaux motifs de saisine de l’Autorité de la concurrence. Le patron pointe aussi l’état de dépendance économique face à Google, les conditions déséquilibrées proposées par le moteur de recherche et bien sûr la position ultra-dominante de ce dernier sur le marché. « Au-delà d’une page de recherches mobile, plus personne ne va », rappelle Marc Feuillée, directeur général du Figaro, pour qui Google ne laisse aucun choix : « Aucun cas de figure ne permet l’activation de droits voisins. » Selon lui, il y a lieu néanmoins d’être optimiste car la compréhension des enjeux sur partage de la valeur « est de plus en plus partagée par tous les acteurs ». En interne, un journaliste fait remarquer que Google a bien payé au Fisc français 1 milliard d’euros après une opposition de plusieurs années. « Peut-on renoncer aux droits voisins alors qu’il existe un transfert des revenus publicitaires vers les plateformes ? », interroge François Claverie, vice-président du SEPM, qui juge inacceptable que l’accès à l’information soit déterminé par « la seule puissance de marché » des Gafa (1), notamment dans la publicité mobile, « exerçant in fine un droit de vie et de mort sur les éditeurs de presse ».
Refus clair
Facebook vient également d’opposer un refus clair à toute idée de droits voisins. La plateforme distingue les pages des éditeurs où, selon elle, le consentement est tacite lorsqu’ils publient eux-mêmes leur contenu sur le réseau social, et la publication par les utilisateurs eux-mêmes. Dans ce cas, si les médias veulent que les liens apparaissent avec des extraits et des photos des articles, « ils auront la possibilité de nous donner leur accord » pour afficher ces liens « dans un format enrichi », selon Facebook. Inacceptable pour l’Apig, le SEPM et la FNPS qui constatent que n’apparaissent plus alors que le titre et le lien de l’article. Le géant parie sur son nouvel onglet « news », qui lui a permis de signer un accord aux États-Unis avec plus de 200 médias partenaires (dont le New York Times mais aussi Fox News et Breitbart). « Les grands services internet ont la responsabilité de s’associer aux organes de presse pour instaurer des modèles viables », a assuré Mark Zuckerberg. Jesper Doub, son directeur des partenariats news, a fait de la France une « priorité ». Des discussions ont été engagées pour Facebook News avec des éditeurs français pour savoir, dit-il, « comment nous pourrions rémunérer nos partenaires de façon appropriée. »
De son côté, Google argue qu’il « aide les internautes à trouver des contenus d’actualité auprès de nombreuses sources » et que « les résultats sont toujours basés sur de la pertinence, non sur des accords commerciaux. » Il rappelle que les sites de presse reçoivent une « valeur significative » des 8 milliards de visites mensuelles que leur procurent ses liens.
« Pas la bonne solution »
Jean-Christophe Boulanger, président du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), le rejoint sur un point : il estime que les droits voisins reviennent à créer « une nouvelle rente qui rend encore plus dépendant aux plateformes et est dangereuse pour la qualité de l’information car elle influence les pratiques journalistiques en étant proportionnelle à l’audience ». Mais pour lui, il faut soit un front uni des éditeurs de médias en Europe pour exercer un rapport de force avec les plateformes soit exiger leur démantèlement. « Il faut soit s’unir du côté de la presse soit diviser du côté de Google, on a perdu trois ans sur ce sujet », estime-t-il.
De son côté, Julien Cadot, rédacteur en chef de Numerama et COO d’Humanoid SAS, défend « le droit d’être référencé partout ». Explications : « Plus je peux toucher de grands kiosques, mieux je me porte. Quand un éditeur fait bien son travail de mise en avant de son contenu sur sa couverture en devanture d’un kiosque, ce dernier a un meilleur CA mais cela bénéficie aussi à l’éditeur. Je ne vois pas au nom de quoi Google me devrait de l’argent. Et s’il ne plie pas et décide de fermer ses services, comme Google News en Espagne, ce peut être la porte ouverte à des dommages collatéraux. La position dominante de Google est un vrai problème mais les droits voisins ne sont pas la bonne solution. Il faut diversifier l’accès à l’information comme l’a compris Springer en s’alliant avec Samsung sur Upday. Diversifiez les entrées vers vos sites et le poids de Google devrait baisser mécaniquement ! ».
En attendant, Marc Feuillée rappelle que l’opposition de plateformes au droit voisin augure mal des droits d’auteurs en faveur de l’industrie culturelle prévus par la directive. Des mécanismes forçant à rendre la loi applicable pourraient être introduits au cours de la discussion au Parlement du projet de loi audiovisuel.
Une forte dépendance de la presse à Google
Quelle dépendance à l’égard de Google ? Le Search Dependance Index by Heroics a observé le trafic des médias d’information. La Presse quotidienne et magazine en France est plus dépendante au moteur de recherche que les cent premiers sites français avec un indice de 42 alors que la moyenne du TOP 100 est de 33,54, selon l’étude. Le moins dépendant est l’Equipe.fr (15,5) suivi du Monde.fr (31,7), les echos.fr (36,46) alors que Lefigaro.fr (44,22), L’Humanite.fr (54,7), leparisien.fr (55,14), lacroix.com (58,07) sont les plus dépendants aux mots clés liés à l’actualité. Côté magazines, courrierinternational.com (22,87), valeursactuelles.com (31,83) et marianne.net (32,01) sont moins dépendants à Google que nouvelobs.com (44,4), challenges.fr (45,92), parismatch.com (57,01) et surtout lexpress.fr (58,34). A noter aussi que radioclassique (7,14) Mediapart (17,72) et Franceinter.fr (17,88) sont peu dépendants alors qu’europe1.fr (51,91), rtl.fr (53,9) cnews.fr (55,32) et surtout lci.fr (61,58) le sont fortement.