Les journalistes cinéma sont de plus en plus soumis aux desiderata des producteurs et distributeurs, qui souhaitent qu'ils «vendent» leur film et repoussent le plus possible la critique.

Hilarité forcée, camaraderie surjouée... Toutes dents dehors, José Garcia, Vincent Elbaz et consorts ont rivalisé de jovialité sur à peu près tous les plateaux télévisés, pour la promotion de La Vérité si je mens 3!. «Un soir, on a pu voir une partie de la troupe de La Vérité dans le journal télévisé de TF1, et l'autre partie dans celui de France 2...», se souvient Nicolas Schaller, journaliste à Télé Ciné Obs. «J'avais presque peur de me réveiller le matin et de les voir débarquer chez moi !».

Pourtant, Nicolas Schaller n'a toujours pas vu le film. Tout comme bon nombre de ses confrères. «RTL oui, mais France Info, non. Télérama, oui, mais le Journal du dimanche non. Canal+ oui, mais Le Parisien non. L'Express oui, mais pas Studio Ciné Live. La promotion de La Vérité si je mens! 3 aura pris des allures de délit de faciès», écrit Fabrice Leclerc, rédacteur en chef de Studio Ciné Live.

 

Des avant-premières "à la tête du client"

«Tu vas écrire un papier bienveillant ou malveillant?». Voilà la question que posait l'attachée de presse du distributeur (Mars Distribution) aux journalistes désireux de voir le film en avant-première. Du jamais vu, jamais entendu. «J'ai répondu que je ne pouvais préjuger de mon rapport au film. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles», raconte Nicolas Schaller.

Eric Libiot, journaliste cinéma à L'Express, a fait partie des élus qui ont pu regarder le film avant sa sortie en salles, et se défend d'une quelconque docilité. «La stratégie du distributeur lui est revenue en pleine face», estime-t-il. «Les lecteurs ne sont pas dupes: lorsqu'ils voient les acteurs d'un film parader chez Arthur, mais qu'il ne paraît aucun papier dans la presse, ils subodorent que le film est mauvais.» Il y a peu, c'est pour la sortie d'Hollywoo de Florence Foresti, que se pratiquaient ces projections «à la tête du client», constate Nicolas Schaller. «Ces stratégies de communication rugueuses, à l'américaine, ont cours depuis quatre ou cinq ans et concernent surtout les comédies», remarque Eric Libiot. Les enjeux économiques sont rien moins que colossaux: La Vérité 3 a coûté 25,5 millions d'euros, soit le double du précédent opus...

Sur les grosses productions, il s'agit de retarder au maximum la parution de critiques. Si possible... jusqu'à la sortie du film. L'histoire du producteur, du réalisateur et des acteurs qui arpentent fiévreusement les Champs-Elysées afin de comptabiliser les premiers spectateurs en salles n'est pas un mythe. «En étudiant les chiffres de la première séance, on peut prédire la carrière d'un film avec des marges d'erreurs très faibles», souligne Eric Libiot. Pas question, donc, que des critiques mitigées parasitent ce mercredi si décisif...

 

Un embargo sur les critiques

Aux Etats-Unis, les manœuvres d'évitement de la critique ont atteint une forme d'art. «Le film en salles, attaqué de toutes parts par la VOD, le piratage, etc., est devenu un produit fragile», confie un journaliste cinéma en poste à Los Angeles, qui préfère garder l'anonymat. Les frais marketing des «majors» peuvent monter jusqu'à 50 millions de dollars. «Lors des projections presse, les studios font signer un embargo, qui interdit non seulement de publier un article avant la date stipulée, mais aussi d'en parler sur les réseaux sociaux et même d'évoquer le film avec ses proches...»

Extrême paranoïa. Au moment de la sortie du Millenium de David Fincher, Scott Rudin, son producteur, s'en est pris publiquement à un journaliste du New Yorker qui avait pris des libertés avec l'embargo. Le pauvre hère avait pourtant publié une critique dithyrambique. La vie est décidément plus cruelle que le cinéma.

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