Grand invité du Summit de Stratégies, Alexandre Bompard, le PDG de Carrefour, revient dans une interview fleuve exclusive sur la période actuelle : l'inflation, la crise énergétique, le défi alimentaire, numérique, les JO 2024... Et explique comment il a préparé l'entreprise à cette situation depuis 2018.
Cette rentrée est assez anxiogène, avec une crise qui s’invite à tous les rayons. Comment vivez-vous ce qu’il se passe, vous arrivez à être optimiste ?
Nous vivons depuis quatre ans une série de crises exceptionnelles, de natures différentes et dont les effets se cumulent : sociale avec les Gilets jaunes, sanitaire avec le Covid, géopolitique, énergétique – la plus grave depuis les années 70 - et crise climatique, dont les conséquences sont plus concrètes chaque année. Dans ce contexte, ma responsabilité, c’est d’identifier les nouvelles normes imposées par la crise et de les intégrer à la gestion de l’entreprise, ce qui exige une forte dose de lucidité. Mais l’analyse des risques n’empêche pas de garder confiance. Notre environnement crisogène n’a pas empêché Carrefour de mener une transformation profonde, d’opérer un retournement de modèle et de retrouver le sens de l’innovation. Pour un chef d’entreprise, le manque de lucidité est un défaut mortifère. Mais se résigner et ne pas avoir confiance en ses équipes et son modèle, l’est tout autant.
Le rôle de la grande distribution semble se redéfinir. Vous sentez-vous plus responsable ?
Dès 2018, lorsqu’on a lancé notre plan de transformation, j’avais la conviction que la grande distribution avait un rôle puissant à jouer dans un environnement dont je voyais déjà les nouveaux contours apparaître. C’est pourquoi, avec le conseil d’administration, nous avons choisi comme raison d’être la transition alimentaire pour tous. Avec l’objectif de permettre au plus grand nombre d’accéder à la qualité alimentaire, dans un esprit de sobriété, de respect de l’environnement et de durabilité. La grande distribution est décriée depuis longtemps comme responsable des difficultés de l’agriculture, des petits commerces, de la dénaturation des centres villes, etc. Mais les grandes crises actuelles, le Covid, le retour de l’inflation, la crise environnementale ont, je crois, aidé à changer le regard porté sur notre secteur. On a redécouvert notre mission et notre capacité à répondre aux défis de l’époque. Je ne m’en réjouis pas, car cela signifie que l’heure est sérieuse et que la contrainte sur le pouvoir d’achat est au cœur des préoccupations.
Quelle place peut avoir « la grande consommation », que Carrefour représente, dans un monde où l’on nous parle de « fin de l’abondance » ?
La « fin de l’abondance », ce n’est pas le début de l’austérité. C’est la fin des ressources environnementales illimitées : l’eau, l’énergie à bas prix, la biodiversité… Et cela signifie que la consommation de masse telle qu’elle était construite dans les années 70 ne correspond plus au modèle de demain. Ça tombe bien pour Carrefour, parce que c’est exactement le sens de la transformation menée depuis 4 ans. Depuis 2018, nous avons des équipes qui travaillent sur le gaspillage alimentaire, la réduction des emballages, le bien-être animal, la saisonnalité des fruits et légumes, le développement du vrac, le bio, etc. Nous ne sommes pas pris à revers. Tout n’est pas parfait, il y a forcément encore des incohérences entre la consommation et les contraintes environnementales, mais nous sommes engagés sur chacun de ces sujets de transformation.
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Quand vous dites « nous ne sommes pas pris à revers », ce n’est pas le cas de tout le monde ?
Lorsque j’ai énoncé notre plan stratégique et notre raison d’être, il y a eu quelques réactions circonspectes. Certains pensaient que ce n’était pas le rôle de la grande distribution, qu’il s’agissait d’une vision un peu « bobo »… Mais j’étais convaincu qu’au contraire, il y avait dans l’ADN de Carrefour, qui avait inventé un modèle 50 ans plus tôt, la nécessité d’imaginer le modèle de demain. Donner une nouvelle vision de notre groupe, c’était ce que je devais à Carrefour et ses équipes. Le corps social de Carrefour s’en est pleinement emparé. Nous avons pris la bonne orientation stratégique et nous sommes prêts à affronter ce qui arrive.
Ce nouveau rôle de la distribution vient-il combler un manque d’action politique ?
On peut dire beaucoup de choses dans notre pays, mais pas que les pouvoirs publics ne se tiennent pas aux côtés des acteurs économiques depuis 2020. Aujourd’hui encore, ils ont engagé en faveur du pouvoir d’achat un plan de 24 milliards d’euros. L’action de l’Etat et celle de la grande distribution sont simplement complémentaires. Car malgré les aides, il y a de plus en plus de clients dont la contrainte de pouvoir d’achat devient insupportable. Vous savez, Carrefour est le premier partenaire des banques alimentaires en France et nous voyons une frange de nouveaux consommateurs tout près d’y basculer. Pour eux notamment, nous devons déployer des dispositifs promotionnels et des offres comme notre opération de blocage des prix sur 100 références pendant 100 jours. Ce type d’opérations permet à la grande distribution d'offrir aux clients des prix bas, mais aussi de la visibilité sur leurs achats, afin de mieux gérer leur budget au fil du temps.
C’est un effort financier pour Carrefour ou vous allez augmenter les prix d’autres produits pour compenser ?
Non, pendant cette période-là, nous faisons le choix de baisser à l’extrême nos marges sur un panel de produits. Nous n’avons pas sélectionné ceux qui nous arrangent. Le réflexe habituel d’un commerçant, c’est de choisir pour le client car il croit bien le connaître. Justement, là, nous avons fait exactement l’inverse. Nous sommes partis des clients, avons réalisé des dizaines de tables rondes, travaillé sur notre data, et nous avons débouché sur une liste de 100 produits du quotidien, dans les principales catégories : frais, hygiène, rentrée scolaire, entretien ménager...
Nous semblons partir sur une inflation longue. L’opération a-t-elle vocation à être prolongée ?
Au regard des facteurs à l’origine de l’inflation, j’ai la certitude que nous sommes entrés dans un climat inflationniste durable. Dans ce contexte, lorsque nous mettons en place une opération pour les 100 prochains jours, nous devons en avoir une pour le 101e jour. Je n’en connais pas encore les contours, mais oui, il y aura d’autres opérations pour accompagner nos clients dans ces temps compliqués.
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Vous anticipez un changement profond dans les modes de consommation sur les 12 ou 24 mois à venir ?
Il y a une attention au prix extraordinairement réévaluée. Nous avons lancé une gamme de premier prix, il y a quelques mois, qui s’appelle Simpl, avec 700 références. Cette gamme est en croissance de 16% quand le reste est à 3%. On observe également que la consommation de viande de bœuf est en baisse, alors que les ventes de viande de porc premier prix augmentent. Idem pour le poisson, dont les prix grimpent de 10 à 15% et qui devient une consommation de luxe. Je pourrais encore citer le cas des œufs : les ventes d'œufs Label Rouge ou bio perdent 5 à 10%, quand celles d'œufs premier prix augmentent.
Comment relever le défi de la qualité alimentaire dans ces conditions ?
C’est encore plus complexe en période d’inflation. Pourtant nous relevons ce défi avec détermination: il faut que le bio se développe, comme le vrac et les circuits courts… Nous essayons de concilier ces objectifs, notamment grâce à nos marques propres. Alors qu’elles représentaient 20% de notre chiffre d’affaires il y a 5 ans, elles atteindront d’ici la fin de l’année un tiers de nos ventes. Elles affirment notre double rôle, celui d’améliorer la qualité environnementale des produits et d’offrir des prix attractifs.
Pourrait-on voir réapparaître la guerre des prix d’il y a 10 ans ?
La compétition entre les acteurs du marché existait en temps normal, elle demeure évidemment dans les temps plus difficiles. C’est le jeu de la concurrence, mais elle se fait au profit du consommateur final. Chacune des entreprises de la grande distribution joue un rôle particulier aux côtés des consommateurs. C’est positif.
Même pour les autres acteurs de la chaîne de valeur ?
Le rythme des négociations change complètement : d’ordinaire annuelles, elles sont aujourd’hui permanentes, avec des demandes de hausses importantes de la part de l’industrie agroalimentaire. Si nous acceptions toutes les hausses de prix qui nous sont demandées, l’inflation ne serait pas à 6 ou 10%, mais à 15 ou 20%. Notre rôle est de modérer ces hausses, en faisant la part de ce qui provient de la hausse des matières premières agricoles, de celle de l'énergie et du transport. En France, la matière première agricole est sanctuarisée : depuis la loi Egalim II, un indice de coût de production s’impose aux distributeurs. En revanche, sur le reste des coûts additionnels des industriels, il est légitime de négocier, considérant que Carrefour aussi a ses propres augmentations de coûts, d’énergie, de transport, etc. Chacun des acteurs doit prendre sa part pour éviter que l’inflation n’explose.
A ce sujet, anticipez-vous un impact fort des sécheresses en cours ?
Oui, incontestablement. L’impact de la sécheresse déstabilise l’ensemble du monde agricole. Le fourrage manque aux éleveurs, la production des cultivateurs baisse, comme pour la pomme de terre, les olives, le miel, le maïs… la liste est longue ! Toutes les filières sont concernées. Mais le dérèglement climatique est global et les inondations massives au Pakistan viendront par exemple troubler l’approvisionnement en riz basmati.
Sur l’économie d’énergie, pensez-vous pouvoir aller de plus loin que l’accord qui a été signé en juillet par tous les distributeurs ?
Notre plan stratégique Carrefour 2022, qui comportait des objectifs de sobriété énergétique, nous a permis d’anticiper la hausse brutale des coûts. Un hypermarché en temps normal, c’est autour de 300 000 euros par an d’électricité : 50% pour la chaîne du froid, et le reste est consommé par le chauffage, la climatisation et l’éclairage. Ce prix-là aura plus que doublé d’ici la fin de l’année, et si l’on tire un peu la courbe, il devrait se situer à plus d’un million d’euros d’ici 2023. Si vous l’étendez à la taille de notre groupe en France, 6500 magasins, des entrepôts… c’est une source de coûts supplémentaire très significative.
Donc vous êtes obligés d’aller plus loin ?
Oui, nous avons décidé d’aller beaucoup plus loin, et plus vite. Nous allons baisser notre consommation d’énergie de 20% d’ici 2024. Pour la France, cela représente 320 millions d’euros d’investissements. En parallèle, nous avons été la première entreprise à signer avec RTE le partenariat Ecowatt qui permettra, en cas d’alerte sur le réseau, de diminuer considérablement notre consommation sur tout notre parc : baisse d’intensité lumineuse de 40 à 70%, baisse du chauffage de 19 à 17°C, et déclenchement des groupes électrogènes.
On a beaucoup parlé de « la grande démission » des salariés ces derniers mois, vous l’observez au sein de votre groupe ?
Honnêtement, non. Je sais que ça peut surprendre car beaucoup de chefs d’entreprises en parlent, mais nous n’observons que des tensions accrues sur des postes très spécifiques comme les métiers de bouche ou les data scientists. Le modèle social de Carrefour, très protecteur en comparaison d’autres secteurs, reste attractif pour nos magasins et nos entrepôts. La dynamique de l’entreprise, notamment en matière de digital et de RSE, est aussi un atout aux yeux des jeunes diplômés.
Vous comptez augmenter les salaires face à l’inflation ?
Lorsque vous avez une inflation à 6 ou 7%, vous devez accompagner vos salariés avec différents dispositifs. Nous avons fait le choix d’activer tous les leviers. D’une part les rémunérations exceptionnelles, avec les dispositifs Macron pour distribuer la prime de 1000 euros au cœur de la crise Covid et pour doubler l’indemnité inflation l’année dernière. Mais aussi la participation, qui était proche de 400 euros et qui avoisinait 1000 euros pour l’année 2021, grâce au travail des équipes. Le troisième levier, ce sont les augmentations annuelles. Pour vous donner une idée, une hôtesse de caisse, en un an, a vu son salaire augmenter de 5,7%. Enfin dernier levier, nous avons décidé d’augmenter les remises sur achat, qui sont passées à 12%. Enfin, l’inflation étant en forte hausse, nous avons rouvert ce mois des discussions avec les partenaires sociaux, comme nous nous y étions engagés l’année dernière, pour voir quelles adaptations nous pouvons décider ensemble.
Les investissements médias sont souvent ceux que l’on coupe en premier par temps de disette… Vous envisagez de les réduire ?
Non. Si nous avons revu nos allocations entre les différents médias, le groupe a retrouvé les moyens pour investir durablement. La place de leader que nous avons reconquise passe par une nouvelle stratégie de marque. Nous voulons une marque qui ne soit pas à sens unique, orientée vers une simple transaction commerciale, mais qui soit plus authentique, proche du quotidien de nos clients et en interaction avec eux.
Justement, vous êtes partenaires des JO 2024… Qu’est-ce que vous en attendez en tant que distributeurs ?
C’est la première fois qu’un distributeur est partenaire premium des Jeux Olympiques. Je veux que notre engagement aux côtés de Paris 2024 soit un vrai projet d’entreprise. Ce doit être tout d’abord le projet de tout le corps social et un motif de fierté pour les 150 000 collaborateurs qui travaillent en France sous la bannière de Carrefour. L’enthousiasme interne est déjà palpable. D’ici quelques mois, le cœur du pays battra au rythme de la préparation des JO et nous pourrons aussi promouvoir nos valeurs relatives à la qualité alimentaire et à l’inclusion – notamment avec les Jeux Paralympiques - et organiser des moments commerciaux exclusifs pour nos clients.
Un an après le lancement du projet numérique, quel bilan en tirez-vous ?
J’ai engagé la transformation digitale de Carrefour dès mon arrivée en 2017, et nous l’avons accélérée avec notre Digital Day l’année dernière. Cette transformation va bien au-delà du e-commerce : elle porte sur la logistique, sur notre organisation interne, sur l’expérience client en magasin, pour être capables d’unifier tous les canaux de distribution, dans tous les formats. Cette ambition digitale doit d’abord nous permettre de créer de la valeur : un client omnicanal, qui fait ses courses en magasin et en e-commerce, accroît ses dépenses de 27 % en moyenne. Mais le digital est aussi un formidable levier de transformation, par exemple par l’analyse des données de nos 8 milliards de transactions enregistrées. Nous sommes en train de former cette année 100 000 personnes dans notre digital academy. De manière générale, nous investissons 600 millions d’euros par an pour transformer notre modèle.
Un an après le lancement de Carrefour Links, que représente le retail media pour Carrefour ?
Une formidable opportunité de croissance et de rentabilité. Carrefour Links c’est 300 partenaires industriels qui s’engagent avec nous. Au total, nous visons 200 millions d’euros de profitabilité d’ici 2026. Carrefour Links nous permet de construire une nouvelle relation de partenariat avec les industriels. Avant on ne parlait que des achats, des négociations, du taux de marge. Aujourd’hui on parle retail media, données, publicité, ciblage, personnalisation.
On vous a beaucoup vu sur le métavers. Selon vous cet univers sera avant tout un écosystème média, ou aussi un écosystème de consommation “réelle” ?
On a beaucoup parlé du métavers. Ma philosophie est assez claire : Carrefour ne doit plus rater une seule innovation dans le digital. Je ne sais pas encore quelle sera la gamme des usages du métavers dans l’avenir, mais nous voulons être présents et multiplier les initiatives et les expériences. C’est la même logique pour notre partenariat avec Brut dans le live shopping.
Vous avez noué des partenariats technologiques avec Google et Meta. Certains estiment que c’est dangereux, ou vous le reprochent... Qu’en pensez-vous ?
Depuis 12 ans que je travaille dans le secteur du commerce, je suis confronté à la stratégie prédatrice d’Amazon. Je connais parfaitement le modèle des géants du numérique, et ses dangers. Mais en 2018, j’ai fait le constat que pour devenir un leader sur le numérique, Carrefour avait l’absolue nécessité de nouer des partenariats technologiques avec les meilleurs acteurs (notamment pour ne pas laisser le champ libre à Amazon) . Nous avons donc passé des accords avec Meta, Google, mais en restant très vigilants sur nos données. Cela ne nous empêche pas d’avoir de nombreux partenariats avec d’autres acteurs français ou du web ouvert, et nous avons créé un fonds de venture capital pour soutenir l’écosystème des start-ups.
Comment imaginez-vous la grande distribution en 2035 ?
D’abord je l’imagine toujours là. (Il rit) La grande distribution s’est distinguée ces dernières années par sa capacité à mener la transformation des modes de consommation, à répondre à une série de crises exceptionnelles, à accompagner ses clients face à de multiples défis… Son rôle est devenu plus central que jamais. Alors c’est vrai, notre activité va être de plus en plus digitalisée et le digital va permettre d’améliorer chacune de nos opérations, comme la personnalisation de la relation client ou l’optimisation de nos stocks. La data sera également une source majeure de création de valeur. Mais quelle que soit la place du numérique, les petits et les grands magasins ont un bel avenir devant eux. Comme la grande et belle entreprise Carrefour.