Reportage

Pour son retour in situ, le festival de la créativité a donné à voir un visage résolument tourné vers les grandes causes sociétales, politiques et environnementales. Ce qui n'a pas empêché les contradictions, pointées du doigt par les ONG qui se sont invitées aux festivités.

La touffeur et les averses. Le champagne et la frugalité. Le strass et les manifs. Les mots et les actions… Pour son grand retour sur la Croisette, la 75e édition des Cannes Lions a été le festival de tous les hiatus, de tous les paradoxes, de tous les grands écarts.

À commencer par l’interstice grandissant entre deux mondes : le Palais et celui des plages, le « dur » et le granulaire. C’était déjà un peu le cas en 2019, année du dernier festival in situ. Désormais, - c’est patent -, coexistent deux Cannes : celui des géants de la tech (Google, Spotify, Yahoo !...) et des adtechs, qui ont investi le front de mer avec force megastars (Kylie Minogue, Black Eyed Peas, Dua Lipa, Post Malone…), et l’immarcescible « bunker », temple de la publicité « classique », et ses gourous, au premier rang desquels David Droga, CEO d’Accenture Song. S'il serait excessif parler de désaffection vis-à-vis du festival « traditionnel », on ne peut, par exemple, s’empêcher de remarquer que les rangs de la salle de presse étaient plus clairsemés que d’habitude. Certaines agences font, par ailleurs, désormais le choix, de louer des villas pour faire descendre leurs créatifs à Cannes, mais sans investir dans l’onéreux « pass » du festival (de 900 à 9675 euros), préférant voir leurs ouailles networker et baguenauder au gré des hôtels et des plages, où les Google et autres Snapchat proposaient de tester réalité virtuelle et métavers, alors que les « speakers » se succédaient sur les podiums, face à la mer…

Lire aussi : Bilan en demi-teinte pour la France aux Cannes Lions

La tectonique des plaques ne s’arrête pas là. Elle s’est accompagnée d’un retour : celui de la bonne vieille agit-prop à l’ancienne. Il y a trois ans, c’étaient les Lionnes qui créaient la polémique sur la Croisette. Cette année, Greenpeace a quotidiennement égrené ses coups d’éclats. Après avoir interrompu la cérémonie d’ouverture du festival international de la créativité, au Palais, le 20 juin, l’ONG a perturbé un événement organisé par le groupe WPP, accusé de « travailler régulièrement pour des entreprises climaticides telles que Shell, Exxon, Chevron et BP ». L’après-midi du 22 juin, une quarantaine d’activistes de Greenpeace France déferlaient en kayak depuis la mer pour interpeller les participants sur leur responsabilité dans la crise climatique en cours. Le 23 juin, à 9h30 heures du matin, les militants de Greenpeace France sont arrivés sur un camion de pompiers et ont déployé la grande échelle pour escalader le Palais des Festivals. Cette fois, c’est le chien du célèbre mème «This is fine», « symbole du déni des agences de publicité face à l’urgence climatique », qui trônait en haut de l'échelle, tandis qu’une banderole clamait, en lettres de feu : « Fossil fuel ads are burning the planet ». Juste retour des choses, selon Andrea Stillacci, président et cofondateur d’Herezie - une des agences françaises qui a tiré son épingle du jeu dans le palmarès. « J’étais présent à 9h quand le camion est arrivé et j'ai assisté à la négociation entre la police et les gars habillés comme de grandes marionnettes. C'était un moment très pacifique et assez surréaliste qui a donné une grande visibilité à une cause (les publicités pour les combustibles fossiles) que nous soutenons tous. La créativité est le meilleur moyen de faire passer un message, pas la violence. »

En termes de créativité, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ne laissait pas sa part aux chiens. Dans un court-métrage de 2021, sa « mascotte », Frankie le dino, faisait irruption au siège de l’ONU pour admonester ses dirigeants. « Au moins, nous avions un astéroïde. Quelle est votre excuse ? », interrogeait la créature, se référant à la théorie expliquant l'extinction des dinosaures. Le dino de la campagne « Ne choisissez pas l'extinction » a retroussé ses féroces babines dans le Palais des Festivals, jusque dans la salle de presse où il a surpris et diverti les plumitifs internationaux.

Lire aussi : Les pubs étrangères préférées des créatifs

Pointés du doigt, les publicitaires du monde entier ont pourtant mouillé la chemise, peut-être encore plus que d’autres années, pour proposer des campagnes avec du sens, du message, du purpose, du purpose, du purpose… « Beaucoup de thèmes abordés sur les sujets de RSE et politiques ; que ce soit sur des enjeux sociétaux liés à l’humanité, l’inclusion ou des enjeux environnementaux », remarque Marco Venturelli, CCO de Publicis France – la grande gagnante française du festival. Climax au max, Havas proposait une vision de l’Ukraine 3.0 avec sa conférence « How to market bravery », quand le président de l’Ukraine interpellait les créatifs internationaux dans une vidéo pré-enregistrée. Parmi les Grands Prix, 4CreativeLondon et Channel Four, qui met en majesté les athlètes des Jeux paralympiques, ou encore Whisper et Leo Burnett India, qui, avec Missing Chapter, militent en faveur de l’éducation des jeunes filles indiennes sur les menstruations. « Hyundai "The bigger crash" donne une toute nouvelle perspective à la question du changement climatique », remarque Andrea Stillacci.

Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait ? Dans un festival qui a joué la continence, jusqu’au sac offert au festivaliers, - dont certains déploraient « l’absence de goodies » -, les plages donnaient à voir un mobilier en bois écoresponsable… même si on ne pouvait s’empêcher de remarquer, un rien narquois, que, sur certaines d’entre elles, les ventilateurs y tournaient H24, tandis que des écrans digitaux géants y clignotaient tout le jour et une bonne partie de la nuit…  Pas très « sustainable », tout ça !

Lire aussi : Jean-François Sacco (Rosa Paris) : «Les Cannes Lions reflètent une tendance de compétition»

Tiraillements… Sans doute le festival, comme toute la profession, se trouve à ce que les Anglo-Saxons appellent le « tipping point » - le point de bascule. Il reste cependant une bonne vigie des mouvements sociétaux, et garde, malgré ses contradictions, toute sa vista. « The Lost Class », de Leo Burnett Chicago, montrait, bien avant la fusillade d’Uvalde, une cérémonie des diplômes avec 3044 chaises vides : le nombre d’écoliers tués en 2021 par armes. Et cette année, une nouvelle campagne devançait l’actualité, après le coup de bambou de retour de festival, et la nouvelle de la fin de l’arrêt Roe vs Wade. « “Morning after Island” réalisée par Ogilvy Honduras pour Grupo Estrategico PAE, qui a gagné un Gold, m’a particulièrement touché, encore plus au regard de l’actualité récente aux US concernant l’IVG », souligne Marco Venturelli. Au Honduras, la pilule du lendemain est interdite, et sa prise, passible de six ans de prison. Le film montre des femmes naviguer dans les eaux internationales pour rejoindre une micro-île créée par l’agence et son client, sur laquelle elles se font administrer une pilule du lendemain… Tragiquement visionnaire.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.

Lire aussi :