Alors que les négociations entre grande distribution et fournisseurs doivent prendre fin le 31 janvier, les enseignes n’hésitent plus à afficher publiquement les «abus» de certaines marques. Une stratégie de communication qui cache un profond contentieux.
Une « hausse de prix inacceptable ». Ces termes, que nombre de Français ne renieraient pas face à une inflation durablement établie, sont aussi ceux employés par Carrefour début janvier pour justifier le boycott de produits PepsiCo dans ses rayons. Ni une ni deux, E.Leclerc, par la voix de Michel-Edouard Leclerc, se disait « tenté de suivre » dès le lendemain. Un effet d’annonce relayé massivement par les médias, témoignant de la place croissante dans l’actualité du secteur de la grande distribution, lequel aborde 2024 avec une multitude de dossiers chauds. Entre des promesses politiques qui ne seront vraisemblablement pas tenues, la surinflation des produits alimentaires – quasiment 25% sur deux ans – et un secteur en effervescence avec le dossier du rachat de Casino – autorisé par Bruxelles il y a peu – ou les velléités affichées par Intermarché et Auchan de bâtir la première centrale d’achat en France, la recomposition du secteur prend de l’épaisseur. Une réalité au sein de laquelle les relations entre enseignes et fournisseurs restent centrales. Problème : le torchon brûle entre les deux parties, certaines enseignes n’hésitant plus à tacler publiquement les abus supposés de certaines marques. Et que l’on ne s’y trompe pas. « Les déréférencements dans la grande distribution sont cycliques. Ils reviennent d’ailleurs souvent quelques semaines ou quelques jours avant la fin des négociations commerciales annuelles, avancées cette année au 31 janvier », rappelle Olivier Dauvers, spécialiste du secteur de la grande distribution, à l’origine notamment de l’information concernant le boycott de PepsiCo par Carrefour.
Storytelling gouvernemental
« À côté de ces pratiques usuelles, la particularité en 2024 est que les distributeurs vont devoir affronter des promesses gouvernementales, faites par Bruno Le Maire et Olivia Grégoire en particulier, quant à une baisse des prix sensible dès le début de l’année mais qui ne le sera pas », analyse-t-il, pointant le « storytelling » développé dans cette optique par l’intermédiaire de négociations commerciales revues et censées favoriser le pouvoir d’achat. Or « il est acté aujourd’hui qu’il n’y aura pas de baisse généralisée et que cette tendance sera peu perceptible dans les mois à venir », avance Olivier Dauvers. Conséquence : « les enseignes ont peur d’être tenues responsables de ces promesses non tenues et vont devoir effectuer une forme de SAV pour se dédouaner, lequel passe par une stratégie court-termiste consistant à faire la preuve de sa bonne foi », déroule-t-il. En d’autres termes, « celui qui en fera le plus niveau communication est aussi celui qui aura le plus le bénéficie du doute auprès des consommateurs par la suite ». Difficile dans ces conditions pour les enseignes de rester muettes. Difficile également de ne pas voir fleurir les prises de paroles et les mesures de rétorsion à l’égard des marques qui ne joueraient pas le jeu. Car outre Carrefour, d’autres acteurs majeurs se sont rués dans la brèche. À commencer par Intermarché qui, à titre d’avertissement pour ses clients, n’avait pas hésité à épingler en points de vente dès l’été 2023 une marque comme Findus pour cause de shrinkflation. Un procédé décrié contre lequel le gouvernement entend d’ailleurs imposer une mention obligatoire à horizon mars. Enfin, impossible de ne pas citer E.Leclerc, leader du secteur dont les parts de marché n’ont cessé de se renforcer au cours des douze derniers mois. Une enseigne qui fait figure de « chevalier blanc normatif » sur les sujets de consommation alimentaire. Au point de souhaiter « casser la gueule à l’inflation en 2024 », d’après son dirigeant Michel-Edouard Leclerc, jamais avares en formules chocs. En creux : une stratégie de communication au long cours qui fait office de mantra commun. « L’image prix est décisive pour les distributeurs. Ne pas avoir l’image d’une entreprise qui se bat pour cela et donc pour ses clients représente un poison mortel. C’est la même logique qui anime des enseignes comme Carrefour ou E.Leclerc lorsqu’elles dénoncent récemment les conséquences de la loi Descrozaille », souligne Olivier Dauvers, en référence à des mentions telles que « Les promos bientôt interdites » accompagnant des offres économiques sur des produits non-alimentaires tels que les couches ou la lessive.
Essor des marques de distributeurs
Derrière les gages de communication consistant à se dédouaner au maximum des effets actuels de l’inflation sur le porte-monnaie des Français tout en polissant son image prix, se cache néanmoins un réel contentieux entre distributeurs et fournisseurs. « Les rapports entre les distributeurs et les multinationales du secteur alimentaire se sont dégradés ces derniers temps. Pour résumer, les enseignes reprochent à un certain nombre de marques de ne pas être justes ou ‘’fair’’ comme on dit. C’est un problème car cela dépasse le fait de défendre ses intérêts de manière dure dans le cadre de négociations comme le veulent les usages. Les rapports actuels confinent à la détestation », confirme Olivier Dauvers. Mais comment faire lorsque deux parties sont aussi significativement liées ? Une véritable guerre est-elle possible ? Est-il envisageable de voir des enseignes se priver volontairement de références phares, au risque de faire le jeu de la concurrence ? « Sans aller jusqu’à des déréférencements totaux de produits, il va falloir faire des exemples et plusieurs scénarios sont envisageables. À commencer par un rétrécissement de gammes que l’essor actuel des marques de distributeurs favorise », évalue Olivier Dauvers, en écho à une option évoquée encore récemment par Thierry Cotillard, dirigeant d’Intermarché. Reste une ultime interrogation : cette guerre larvée entre enseignes et marques fait-elle courir le risque au consommateur de payer l'addition avec des prix revus à la hausse ? « Dans la mesure où il s’agit souvent d’une radicalité de façade, le risque est faible. Il pèse plutôt sur les marques que les distributeurs pourraient sanctionner. Toutes ne résisteront pas sur le long terme », pronostique-t-il. Le clash ne fait que commencer.
Chiffres clés
+1,3 % Progression de l’enseigne E.Leclerc en termes de part de marché en 2023 d’après Kantar.
+24,8 % Évolution du prix des produits de grande consommation dans les rayons des grandes surfaces françaises entre janvier 2022 et janvier 2024 d’après l’UFC-Que Choisir.