Alors que le débat sur l’A69 s’envenime et que 2023 promet d’être l’année la plus chaude recensée sur Terre, nous avons voulu faire un point sur l’urbanisme d’aujourd’hui et celui de demain, avec Philippe Madec, architecte et urbaniste engagé, coauteur du « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative », adepte du « ménagement du territoire ».
« Ménager le territoire » : tout semble dit dans cette formulation, de ce qui guide votre action. Mais expliquez-nous quand même comment s’articule ce concept.
Philippe Madec. Eh bien… prenons l’exemple de l’A69. Tant qu’à faire, commençons par ça ! L’A69, c’est de l’aménagement du territoire. On veut un morceau de route pour desservir une ville et gagner un quart d’heure. Quelqu’un dit : « Très bien, on va aménager le territoire, on va vous faire une autoroute ». C’est du machinisme, du productivisme. C’est le 20e siècle. Tout cela relève du passé. Aujourd’hui, ce territoire, il ne faut pas l’aménager, il faut le ménager. C’est-à-dire faire le point sur l’existant, voir comment on peut l’améliorer, en accompagner une utilisation différente. En ménageant le territoire, on en prend soin. C’est la logique du care. Le sens premier du verbe « ménager », c’est faire attention à ce qui est déjà là. Voilà qui devrait être la base de toute posture, quand on s’intéresse au territoire et à sa transformation. Ménager ce qui est déjà là, c’est ménager ce qui est physiquement déjà là, le vivant, les arbres, les sols, l’eau… C’est aussi ménager ce qui est humainement là : les habitants, les lieux de vie, les savoir-faire… Il n’y a pas, selon moi, d’autre façon responsable, aujourd’hui, de considérer le territoire.
D’ailleurs, j’aimerais qu’à l’avenir on ne parle plus de ZAC, de zone d’aménagement concerté, mais plutôt de zone de ménagement concerté. Cela change totalement la perspective. Et en passant par une réelle concertation avec les populations concernées, on peut arriver à des résultats très ambitieux.
Cela signifie-t-il qu’il faille abandonner toute nouvelle infrastructure ?
Il faut d’abord faire avec l’existant. Par le « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative », nous avons été les premiers à poser la question : faut-il encore construire ? Faut-il détruire ou au contraire ne plus jamais détruire mais toujours améliorer, changer les usages, réemployer ? Ces questions doivent se poser pour chaque nouveau projet. Nous, nous pensons que le moins on construit, le mieux c’est. Il y a déjà tout ce qu’il faut. L’enjeu aujourd’hui c’est la transformation et l’amélioration de l’existant, dans une perspective globale, en se posant la question des rythmes de vie, de ce qui compte, des contraintes que nous nous imposons, comme le fait de devoir se déplacer tous les jours.
C’est complètement fou, quand on y pense. Pourquoi avons-nous laissé s’installer l’obligation de se déplacer quotidiennement ? Aujourd’hui, tout pousse à la mobilité. Toujours la vision des « modernes », l’utilisation du moteur, de la puissance. Or on sait maintenant qu’on ne peut plus raisonner de cette façon. Penser les mobilités, c’est penser un vrai projet de vie, de territoire. C’est aussi arrêter d’imaginer que faire rouler des voitures rend les gens heureux. Habiter un territoire c’est l’habiter pleinement, c’est y passer du temps, jouir de son environnement. Ce n’est pas s’en échapper tous les jours pour aller travailler au diable Vauvert. Ce qu’il nous faut faire, c’est donc rendre ce territoire désirable et mieux habitable. Rééquilibrer les choses. L’immobilité apporte aussi de la qualité de vie ! Décider de faire avec le « déjà là » est une gestion économe des ressources et de l’énergie. C’est la base de notre travail contemporain. Et le défi qui nous est posé, à nous architectes et urbanistes, est que l’existant demeure habitable, dans le contexte d’urgence climatique et celui des impacts prévus du réchauffement. Je n’aime pas les formules du type « plus jamais » ci ou ça, mais ce que je sais, c’est qu’il nous faut impérativement sortir des postures modernistes et génériques. Ce qu’il nous faut, c’est faire du cas par cas et évaluer chaque situation, dans toute sa diversité.
Vous avez en effet lancé, en 2018, le « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative », un intitulé très engageant, très positif : on sent la volonté d’emporter l’adhésion, sur un sujet qui peut se révéler très contraignant !
Oui. Quand, avec Alain Bornarel et Dominique Gauzin-Müller, nous avons décidé d’écrire ce manifeste en 2018, nous avions le choix entre sobriété et frugalité. Nous avons choisi la frugalité parce que nous voulions un récit d’avenir, un récit positif, qui rassemble. Le mot frugalité vient de fruit, en latin. La frugalité c’est la récolte du fruit. Elle est toujours juste. Et fructueuse quand elle ne blesse pas la terre et rassasie ceux qui la font. Cette justesse du comportement, ce ménagement de la terre - vous comprenez bien que la terre, on ne la blesse pas si on l’aime, et que les êtres, on les contente quand on en prend soin -, c’est la direction que choisissent les signataires du Manifeste. C’est un mouvement extrêmement heureux et qui porte à la fête.
Dès qu’on aime la Terre et ceux qui s’y trouvent, dès qu’on choisit le ménagement on fait attention à ce qui est là et on s’aperçoit que le monde est d’une beauté infinie, que les savoir-faire sont nombreux, que des ressources insoupçonnées existent… tout cela enrichit les manières de faire. Alors on sort de la vision moderniste de l’architecture, en béton, avec de l’acier et de la climatisation. Ça, c’est fini, complètement dépassé. On se rend compte qu’on est face à une malle à merveilles dans laquelle tous les matériaux sont disponibles, et toutes les connaissances qui vont avec.
De surcroît, la frugalité reconnaît les climats, les sociétés, les richesses des mondes. Pour nous, c’est un complet changement du rapport à notre travail. D’un seul coup, tout devient joyeux !
Ce manifeste s’appuie sur quatre grands principes…
Nous avons retenu quatre frugalités, lesquelles sont liées. Elles interagissent. On ne peut se contenter d’une, de deux, voire de trois. D’abord, la frugalité en ressources. C’est-à-dire utiliser des matériaux renouvelables, biosourcés, géo-sourcés, en passant par du réemploi, en s’appuyant sur les savoir-faire locaux.
La deuxième, c’est la frugalité en technologies. On arrête d’utiliser des technologies compliquées, qui consomment beaucoup d’énergie et tombent en panne régulièrement. Donc on en finit avec la climatisation et on passe par de la ventilation naturelle ou des techniques à faible impact. C’est ce que nous appelons le right-tech : la technologie adéquate en bonne quantité et dans la réalité de l’économie locale.
La troisième des frugalités c’est celle de l’énergie. Là, il nous faut parler de sobriété, qui devient un outil de la frugalité. Mais il ne suffit pas d’être sobre, encore faut-il que les comportements changent et que l’impératif de justesse de notre relation au monde aille vers des organisations rationnelles de l’énergie. Par exemple, il n’est pas normal que dans un logement social on paie deux fois son loyer : une fois à son bailleur, une autre fois à son fournisseur d’énergie.
Enfin, la quatrième frugalité c’est la frugalité en territoire. En finir avec l’étalement, utiliser l’existant, reconvertir le déjà là… en étant toujours dans la relation la plus étroite avec les savoir-faire locaux et la connaissance, par les habitants eux-mêmes, de leur territoire.
Quel succès rencontrez-vous auprès des collectivités, de l’État ?
Faisons déjà la différence entre les collectivités et l’État, car leur approche est loin d’être la même. La vision globale de l’urbanisme a changé, c’est indéniable. D’ailleurs, quand mon atelier a été créé à la fin des années 80, nous avions moins de trois collaborateurs. Aujourd’hui, nous sommes 40. Ce qui signifie que de plus en plus de maîtres d’ouvrage ont choisi un urbanisme et une architecture plus justes. Y compris dans le privé. Mais ils ne représentent pas la majorité. Loin de là.
Pour les maîtres d’ouvrage, comment se débarrasser de projets inutiles déjà lancés ? J’en reviens à l’A69 : comment en finir avec ce type de fausse bonne idée ?
Écoutez… c’est leur boulot, en fait. Les élus semblent oublier qu’ils ont tous les outils pour. Le code de l’urbanisme leur donne tout ce qu’il faut pour arrêter ce genre de projet. Certains ne se souviennent plus qu’ils peuvent dire non. Nous, professionnels, savons dire non. Et nous disons non, régulièrement. Si le projet est contradictoire avec nos engagements, nous disons non. Tout porte à penser que le projet de l’A69 est inutile, qu’il va détruire inutilement du territoire, du vivant, du déjà là. Pour moi, ce n’est pas négociable. Quand quelque chose ne va pas, on l’arrête.
Quelle est la bonne échelle pour agir et transformer réellement nos modes de vie ? Celle de l’État, des villes, des métropoles ?
Le premier livre produit par la communauté de la Frugalité heureuse et créative s’appelle Commune frugale, la révolution du ménagement (éd. Actes Sud). Notre propos était de dire que la bonne échelle est la commune, sachant que les communes ne sont plus des espaces clos et non reliés. Les communes font partie de plus grands ensembles pour ce qui est des aspects techniques et de management. Mais pour ce qui concerne l’efficacité auprès d’une communauté humaine, le fait de pouvoir toucher les populations et de les entendre, de faire réellement changer les choses, la commune est le meilleur échelon. Le politique ne peut plus travailler en s’isolant de tous ceux qui sont là, directement concernés de la réalité, de ce qui leur arrive au quotidien.
Et puis, ce qui est intéressant avec la commune, c’est qu’elle est plurielle. Elle rend compte d’une multiplicité de situations et des différentes réalités de la société. Une commune francilienne n’a rien à voir avec une commune de montagne, par exemple. Mais la société qui vit dans chacune a un projet concordant à ménager. Celui de l’habitabilité de la Terre, en préservant les communs.
Vous faites mieux qu’« éviter, réduire, compenser »… j’ai la sensation qu’avec vous on est plutôt dans le « réemployer, transformer, économiser ».
Oui, c’est exactement cela.
Est-ce votre version de l’adaptation des villes ? De la façon dont les villes doivent s’adapter aux conséquences du réchauffement climatique ?
Eh bien… il y a ville et ville, en réalité. Il y a peu, pour l’Insee, la population française était à 77,5 % urbaine. Et l’ONU disait que la population mondiale était à 54 % urbaine - les projections prévoyant que ce chiffre croisse jusqu’à 66, voire 70 %, pour le futur. En 2016, j’étais expert de l’ONU à sa conférence mondiale intitulée Habitat III, à Quito. C’est le moment où l’OCDE, en collaboration avec la Banque Mondiale, la Commission européenne, la FAO [Organisation pour l’alimentation et l’agriculture] et l’IAO ont décidé de revoir les définitions de l’urbain et du rural, en ne retenant pas seulement le critère de quantité de population mais aussi celui de densité au km2. Ils ont donc classé les lieux d’habitation en « urbain dense », « semi-dense urbain », « semi-dense rural », « rural peu dense » et « rural très peu dense ». Leurs travaux ont démontré, quatre ans plus tard, en 2020, que la population mondiale n’est qu’à 48 % urbaine. En France 37,4 % de la population est urbaine. Le semi-dense urbain et le semi-dense rural correspondent chacun à 29,3 %, le rural peu dense 29,2 et le rural très peu dense à 3,6 %. Cela change complètement le portrait officiel de la France, et les perspectives, pour un architecte urbaniste ou pour toute personne en situation d’influer sur l’aménagement du territoire…
Ou plutôt sur le ménagement…
(Sourire). Voilà, le ménagement du territoire. Cela permet d’en finir avec l’idée que les métropoles sont le salut de l’Humanité, et l’urbain, son seul destin.
Sur ce projet comme sur d’autres structures ou infrastructures contestées, le problème ne vient-il pas d’un manque de démocratie participative, d’association des populations aux décisions qui les concernent ?
Ah mais là vous prêchez un convaincu ! Je suis le premier à avoir reçu le Prix du Projet Citoyen, en France et le seul à l’avoir reçu deux fois. Je sais très bien que les décisions structurantes pour une communauté ne peuvent être prises qu’avec l’assentiment de cette communauté. Notre atelier s’occupe en ce moment du déplacement d’une part de la population du petit village du Prêcheur, en Martinique. Les habitants du littoral doivent considérer le fait de partir habiter ailleurs dans la commune, car la dégradation du trait de côte, atteint par les houles cycloniques, et amplifiée par la montée des eaux dues au réchauffement climatique, aux tsunamis, et aux lahars, rend leur lieu de vie risqué, inhabitable. Eh bien, je suis bluffé par la capacité des Préchotins à accepter cette réalité et à s’y confronter : ils savent qu’ils doivent être déplacés, ils ont dépassé le déni. C’est inéluctable. Nous les aidons à cela en préparant un quartier refuge, une école refuge… Tout cela dans un travail de concertation et d’engagement de la population. Et là, le génie citoyen entre en œuvre. Ces gens sont les experts de leur situation de vie. Cela donne des résultats parfois très touchants. Nous avons posé la question : comment inventer un nouvel habitat pour les Préchotins ? Et nous avons eu des réponses magnifiques. Une personne nous a dit : « Je veux bien me déplacer mais pas sans mon voisin. »
Magnifique…
Oui, parce qu’ils ont déjà un vécu, un espace commun, qu’ils veulent pouvoir recréer. Grâce à cette consultation menée pendant plusieurs années, les lieux de la relocalisation ont été identifiés, les types de logements dans lesquels les personnes seront réinstallées ont été décidés… Tout se fait avec eux. Ainsi, l’école sera le premier bâtiment que l’on déplacera. Les enfants ont été interrogés eux aussi. Ils ont considéré qu’il y avait comme une pierre sacrée : leur école. Elle sera donc au cœur du quartier-refuge. Un récit, nouveau, s’annonce. Voir cet engagement des habitants dans leur destin, c’est très fort. Cela m’émeut beaucoup.