Alors que l’inflation durable grève le budget des Français, les marques de grande consommation sont nombreuses à recentrer leur communication autour du prix. Cache-misère, tactique défensive ou stratégie offensive ?
Grande distribution en tête, les marques sont nombreuses à recentrer leur communication sur le prix, en cet automne où une inflation persistante affecte le budget des Français (+20 % en deux ans pour la grande consommation). C’est même une obsession. Les annonceurs vantent leurs actions en faveur du pouvoir d’achat. Et parmi eux, les distributeurs en font un socle de leur image, une raison d’être. Songez à Intermarché et sa récente saga publicitaire « La vie ne devrait pas coûter aussi cher », à Lidl qui se targue d’être « Le vrai repère contre l’inflation » ou encore à E.Leclerc, leader du marché, qui assure dans une annonce en forme de cible : « On vous le donne dans le mille, on est encore les moins chers ». Son patron, Michel-Édouard Leclerc, qui a endossé les habits de héraut des consommateurs face à la hausse des prix, en profite pour faire la leçon à ses concurrents : « Quand on voit la différence entre les plus chers et les moins chers, on comprend que la défense du pouvoir d’achat n’est pas qu’une affaire de taille d’entreprise ou de puissance, mais de choix commerciaux et d’engagements sociétaux dûment assumés », dit-il. Il se félicite désormais de vendre l’essence à prix coûtant dans ses 750 stations-service, sans préciser qu’il compte au passage attirer des chalands dans ses hypers et renforcer ainsi, encore et toujours, sa part de marché.
Le prix comme vecteur d’un positionnement sociétal et donc d’attention aux difficultés des Français, c’est aussi une carte que jouent les marques de nombreux autres secteurs. Free se félicite d’être « leader en recrutement de nouveaux abonnés » au premier semestre après avoir bloqué le prix de son forfait mobile sur cinq ans. La Maison Thiriet se flatte de défendre le pouvoir d’achat de ses clients en « continuant à baisser significativement ses prix ». Problème : ces stratégies de communication ne suffisent pas à masquer une inflation au long cours dont le reflux reste timide.
« Cette problématique n’est pas neuve mais elle se trouve exacerbée aujourd’hui, note Philippe Jourdan, associé fondateur de Promise Consulting, mettant en lumière un pouvoir d’achat déclinant qui concerne des millions de personnes dont on parlait très peu. » Yves Del Frate, CEO de CSA chez Havas Group, estime à 81 % la part des Français à budget contraint et un quart ceux dont la contrainte est « très forte ». Leurs attentes ? Que l’on s’engage sur les prix (73 %) bien avant que l’on propose des promotions et des jeux concours (38 %), selon une étude Havas réalisée en juin pour la Paris Retail Week. « Les gens s’attendent à ce qu’un duo constitué de l’État protecteur et des grandes entreprises prennent en main le sujet de la lutte anti-inflation, qui est en tête des priorités sociétales », résume-t-il.
D’autant que cette problématique s’inscrit cette fois-ci dans la durée, dans une sorte de « permacrise » qui conduit à de nouvelles manières de consommer. Moins de bio, de durable, de première main… « Depuis deux ans, les distributeurs ont tout mis sur le prix et ont tous abandonné la communication responsable qui prévalait, ils ont sacrifié le long terme sur le court terme », estime Rémy Oudghiri, directeur général de Sociovision (Ifop). Les trois postes de dépenses les plus touchés par l’inflation, rappelle-t-il, sont aussi les plus vitaux : l’alimentation, le logement (crédits immobiliers et loyers) et le transport (carburant). Ce qui fait aussi trois victimes collatérales : le budget loisirs et vacances (on part moins longtemps, moins souvent), la consommation responsable et même locale dans les villes, et l’habillement où l’on préfère le low cost, la seconde main ou l’occasion. « Le court terme remet en cause ce qu’on considérait comme le sens de l’histoire », ajoute le sociologue.
Opérations événementielles
Pour Etienne de Laharpe, directeur des stratégies de BETC Shopper, « on assiste à un retour du réel et un certain nombre d’enseignes et de marques se le prennent en pleine face. On peut disserter pendant des heures mais le meilleur moyen d’avoir une bonne image prix, c’est d’avoir les bons prix ». Reste que disposer des bons tarifs, c’est bien, mais le faire savoir, c’est mieux. Un impératif que les principales enseignes ont largement intégré ces derniers mois, avec des opérations événementielles comme les « 100 jours pouvoir d’achat » d’Intermarché (Les Mousquetaires), le « défi anti-inflation » de Carrefour sur 500 produits, ou les « promos fin de mois » à -30 % de Franprix sur une sélection de produits.
Ce n’est pas pour rien que les deux premiers annonceurs français en 2022 sont des distributeurs, Lidl et E.Leclerc, après des hausses respectives de 4,3 % et de 4,8 % de leurs investissements médias bruts (Kantar)…Ce sont aussi les enseignes préférées des Français, selon Havas. « Toute cette communication laisse des traces par rapport à des publicités très créatives et imaginatives sur la promotion mais à l’impact très ponctuel, souligne Yves Del Frate. Avec des promos, on gagne des acheteurs, mais avec des prix bas, on gagne des clients. Il y a une corrélation entre la préférence pour l’enseigne et le gain de part de marché. Avant, pour acheter moins cher, on changeait de marque, aujourd’hui, on change d’enseigne. »
Évidemment, les spécialistes du retail ont une longue habitude de la bataille des prix. Ils en maîtrisent tous les ressorts avec des centrales d’achats qui les rendent surpuissants face à de nombreux fournisseurs dispersés. « Le rapport qualité-prix constitue la raison d’être de la grande distribution. La voie à suivre est donc de traiter le sujet différemment pour montrer in fine que l’enseigne est au service du pouvoir d’achat de ses clients, estime Jérôme Lavillat, directeur des stratégies de l'agence Romance. À ce titre, on remarque que la publicité comparative produit assez peu de résultats », car la relation est avant tout basée sur la confiance.
Contrat de confiance
Le discours sur les prix peut-il être contre-productif ? Ce qui est sûr, c’est que l’abus des promos a conduit le gouvernement à limiter les foires au rabais sur l’hygiène-beauté à partir de mars 2024 (maximum à -34 % par la loi Descrozaille, comme il en va pour l’alimentaire depuis la loi Egalim de 2018). « Ce qui est gênant dans la séquence actuelle, c’est que ce débat autour des prix jette un doute quant à la sincérité des marques et des enseignes. Inflation d’aubaine ou de nécessité ? Les deux cohabitent et le consommateur n’est pas dupe mais il ne sait plus faire la part des choses. Cette érosion du contrat de marque est une composante à ne pas minimiser, d’autant plus lorsqu’on sait le temps et les investissements nécessaires pour construire une image et une réputation comme celle des poids lourds de la grande distribution. Aujourd’hui, le consommateur sait qu’il ne suffit pas de payer plus cher pour avoir un produit de meilleure qualité », alarme Philippe Jourdan.
Etienne de Laharpe va plus loin sur le sentiment des Français : « Toutes les marques qui font mine de redécouvrir que le prix c’est important à chaque fois que la situation économique se tend tout en publiant des résultats records, ça énerve [les Français]. La guerre en Ukraine qui a servi à justifier les hausses de prix les plus farfelues, aussi. La larme à l’œil du politique sans action derrière, tout autant. Et soyons clairs : la publicité, quand ce n’est que de la communication, ça les énerve aussi. Quand la lutte contre l’inflation dure un trimestre, 100 jours ou se limite à un panier, pareil, cela irrite. »
Plan B
D’autres enjeux collatéraux se dessinent. « Le débat et la com autour des prix sont amenés à durer dans la mesure où les causes conjoncturelles de l’inflation pourraient, à terme, devenir des causes structurelles, et la consommation chuterait alors durablement », pronostique Philippe Jourdan. Avec des rapports toujours plus frontaux entre les enseignes et les marques. « Lorsque Carrefour effectue des campagnes de communication comparatives laissant entendre que marques ou marques de distributeurs, c’est peu ou prou la même chose mais à un tarif plus attractif, c’est sous-entendu très clairement », illustre le spécialiste de Promise Consulting.
« Les marques nationales sont en train de se prendre une nouvelle vague de remplacement par la marque de distributeur (MDD) parce qu’elles sont toutes obsédées par une stratégie de montée en gamme, confirme Etienne de Laharpe. À terme, cela va coincer. Quand seuls 10 % des gens pourront s’acheter des yaourts ou des pâtes de marque, même la meilleure pub du monde ne pourra pas grand-chose. Il va falloir un plan B. »
Reste à savoir lequel. Chez Sociovision, Rémy Oudghiri laisse entrevoir une lumière. L’exemple a été montré par les plans de sobriété, qui permettent de faire des économies et de préserver l’environnement. « Seule une écologie du portefeuille est viable à terme, il faut réconcilier l’un avec l’autre », insiste-t-il. On peut par exemple penser qu’une voiture thermique qu’on entretient pendant vingt ans n’a pas un si mauvais bilan carbone. Ou qu’un fournisseur proche rapporte davantage qu’une source de production lointaine. « Sans perdre le but final, il faut accepter qu’il n’y a pas un seul scénario et faire en sorte que le consommateur y gagne quelque chose », poursuit-il. Sachant qu’une sobriété subie porterait un coup fatal à la démocratisation de la transition écologique : « Une partie des élites rêvent de sobriété heureuse mais la grande partie des gens rêvent encore de société de consommation », conclut-il.