Spécial transition

Luc Abbadie est professeur émérite d’écologie et chercheur à Sorbonne Université, vice-président du Conseil scientifique de l’Office français de la biodiversité et ancien directeur de l’Institut de la transition environnementale de Sorbonne Université. C’est un expert des interactions entre biodiversité, cycles biogéochimiques et fonctionnement des écosystèmes, d’ingénierie écologique et d’écologie urbaine.

Vous êtes un expert de la biodiversité et vous plaidez pour sa « gestion durable »… Quelle est votre définition du mot biodiversité ?

Luc Abbadie. Le mot biodiversité, selon moi, résume la notion d’interactions entre les espèces et entre les espèces et leur milieu. Dans le mot biodiversité, il y a diversité. Diversité des acteurs et diversité des interactions entre ces acteurs et leur milieu de vie. Il est fondamental de prendre en compte cette double dimension, biologique et physique. On s’est peut-être par le passé un peu trop concentré sur les espèces – bien sûr, elles sont la base – sans assez tenir compte des effets induits par la dynamique de leurs interactions, ce qui constitue finalement l’écosystème. C’est-à-dire un ensemble d’éléments vivants liés, dépendant les uns aux autres. J’insiste beaucoup sur ce point, crucial en termes d’aménagement du territoire, de politiques publiques… Dès qu’on modifie quelque chose dans cet écosystème, on a toutes les probabilités de provoquer d’autres changements, des effets collatéraux potentiellement négatifs, qu’il est par ailleurs très difficile de prédire.

Mesurer les impacts semble toujours difficile quand on parle de biodiversité.

Oui, parce que ces interactions composent un système complexe, dans lequel, par définition, beaucoup d’éléments influent les uns sur les autres. Quand on a une action sur ce système, sa réponse n’est pas forcément à la mesure de ladite action. En théorie, un système complexe, en l’occurrence un écosystème, répond à un moment ou un autre de façon non linéaire à une perturbation, il montre des phénomènes d’emballement ou au contraire d’effondrement.

On estime ne connaître qu’un quart des espèces présentes sur Terre. Aura-t-on un jour une connaissance scientifique fine de ces équilibres ?

Nous sommes devant un monde pluriel et complexe, difficile d’accès et nous ne « connaissons » que 2 millions d’espèces sur les 8 à 10 millions présumées, mais les sciences de la biodiversité, l’écologie, ont fait ce que font toutes les sciences : expliciter la complexité et établir des règles générales, des lois, qui en permettent une appréhension globale. Un exemple : le résultat de plus de trente ans de recherche expérimentale menée dans les milieux herbacés – des prairies, des savanes… On s’est posé la question : est-ce important d’avoir beaucoup d’espèces, puisqu’il y en a beaucoup qui disparaissent ? On a fait des expériences dans des prairies, avec 5, 10, 15, 20, 30 espèces et on a étudié leur productivité, la quantité d’herbe fabriquée chaque année et leur résistance à des événements perturbateurs du type sécheresse sur plusieurs années, et on a constaté que plus il y a d’espèces sur une parcelle, donc de biodiversité, plus elle est productive et plus elle est résistante. On a découvert aussi que la contribution relative des espèces à la production change au fil des ans. L’une qui était très présente une année, peut être presqu’absente ensuite, par exemple en raison d’un aléa météorologique, mais alors une autre espèce aura pris le relais. C’est très important, c’est ce que l’on appelle l’hypothèse de l’assurance biologique. Une forme de relais entre espèces. Ces expérimentations nous ont permis d’établir une règle : plus il y a d’espèces dans une prairie, mieux c’est. Pour un éleveur, c’est une information capitale à prendre en compte. Et, probablement, la même règle s’applique en forêt.

Aujourd’hui on produit de la nourriture sur des surfaces agricoles de biodiversité, grâce notamment à l’agrochimie. On pourrait vous opposer la question de l’utilité de cette biodiversité. Ne pourrait-on tout simplement s’en passer ?

Ah, la question de l’utilité de la biodiversité par rapport aux besoins humains ! Eh bien, je parlais d’interactions tout à l’heure, ce sont aussi des interactions avec le milieu physique. Ce monde vivant détermine une partie de nos conditions de vie. C’est une évidence concernant les conséquences du réchauffement climatique. De façon très basique, sans biodiversité, pas d’arbres, pas d’ombre, davantage de dioxyde de carbone dans l’atmosphère… Autre exemple, on sait depuis longtemps que les pluies qui tombent à un endroit résultent en partie de l’évaporation des sols et de la transpiration des végétaux situés 200 à 300 km en amont. Ce n’est pas un phénomène anecdotique et il peut parfois poser des problèmes géopolitiques. Voyez l’inquiétude du Burkina Faso, dont une partie des précipitations annuelles est tributaire de l’action de la Côte d’Ivoire sur sa propre forêt. Concernant l’atténuation des fortes chaleurs, le volume de précipitations ou encore le rechargement des nappes phréatiques – rendu possible par la porosité du sol générée par sa faune et les racines –, le rôle de la biodiversité est capital. Des cas très clairs d’interactions entre biodiversité et milieu physique. Et n’oubliez pas les interactions au sein du milieu vivant. Par exemple, dans un système déséquilibré parce que la biodiversité est trop faible, on peut avoir une prolifération d’espèces invasives ou vecteurs de maladies.

Sans oublier la pollinisation…

Oui évidemment, si importante. Certes pas nécessaire pour faire pousser des céréales, mais indispensable pour beaucoup d’espèces végétales cultivées ou non. Et de multiples façons. On entend dire « les pollinisateurs c’est important, mais il n’y a plus d’abeilles… utilisons des robots pour polliniser »… C’est encore une vision trop fonctionnaliste de la biodiversité. Il est évident que les abeilles ne font pas que polliniser. Elles transmettent sans doute aussi des messages d’une plante à l’autre, des maladies, des spores de champignons… il y a tout un réseau d’effets, dont on n’a pas une connaissance exacte. On revient à l’idée d’un système complexe.

Un système complexe dont fait partie l’espèce humaine… elle aussi fait partie de la biodiversité, non ?

Oui, évidemment, en tant qu’êtres vivants. Et justement, peut-être qu’un des enjeux du siècle en cours c’est de ré-intégrer dans nos réflexions notre partie animale. Il y a beaucoup à faire sur ce sujet. Même s’il ne s’agira jamais de réduire l’être humain à cette part naturelle. L’espèce humaine fait ce que font toutes les espèces. C’est ce que nous, scientifiques, appelons la « construction de niche ». On crée un milieu favorable à l’espèce ; les castors le font, les fourmis, les termites également. Tous les organismes vivants fonctionnent plus ou moins de cette façon. Ils changent en permanence, ce qui leur permet de résister aux pressions de leur environnement, c’est l’adaptation. Et une bonne façon de s’adapter c’est de prendre le contrôle de cet environnement proche. Cela maintient ou augmente leur efficacité reproductive. Sauf que les humains le font à une échelle colossale en raison de leur intelligence. Donc il nous faudrait ré-intégrer notre part animale, nous interroger sur notre place au sein de la biodiversité, sans nier notre spécificité mais sans non plus se voiler la face sur les conséquences de notre expansion.

À ce sujet, un aspect fascinant de la biodiversité c’est qu’elle exprime la diversité des compromis possibles, des solutions adoptées par les différentes espèces pour s’adapter, survivre et se reproduire. D’ailleurs, au sein même de ces espèces il y a une diversité folle, c’est la diversité génétique trop souvent passée sous silence. Évidemment chez les humains c’est la même chose, avec en plus la diversité culturelle, qui fait aussi partie de notre capacité de résilience. Mais c’est valable pour toutes les espèces. Vous voyez bien qu’aucun oiseau ne ressemble à un autre, que chaque individu est un peu différent du voisin, ce qui revient pour chaque espèce à disposer d’une sorte de bibliothèque, d’une réserve de solutions pour faire face à l’adversité.

D’autres espèces détruisent-elles leur milieu de vie comme l’espèce humaine est en train de le faire ?

En principe toutes les espèces peuvent le faire, quand on a une augmentation trop forte de la densité des populations. Mais en écologie, on a une loi dite de la régulation densité-dépendante, c’est-à-dire que quand on a une population qui est localement trop forte, les ressources disponibles pour chaque individu diminuent. Avec la diminution des ressources, il y a une diminution de l’efficacité de reproduction, ce qui va ramener les effectifs à un niveau compatible avec les ressources disponibles. C’est ce qu’on appelle la capacité de charge d’un milieu pour telle ou telle espèce, qui représente un équilibre entre l’espèce considérée et ce qui l’entoure, y compris les autres espèces. Nous, nous y échappons, car nous avons les capacités techniques et technologiques, en tous cas jusqu’à maintenant, de faire face en créant sans cesse de nouvelles ressources, des habitats nouveaux. Ce n’était pas le cas quand, dans l’histoire humaine, il y a eu des périodes de raréfaction des ressources pour une population trop nombreuse. Les gens étaient trop faibles, survenaient alors des épidémies ou des famines. Une régulation brutale se produisait, nous sommes fort heureusement presque sortis de ce scénario.

Qu’est-ce qu’une « gestion durable » de la biodiversité ? Qui doit la pratiquer, à quelle échelle ?

Elle ne peut être durable que si elle est pratiquée à toutes les échelles. C’est le gros enjeu des plans de préservation de la biodiversité lancés par des collectivités. Ils s’inscrivent dans un espace donné or s’il n’y a pas de cohérence territoriale, cela ne sert pas à grand chose. Souvenez-vous des 300 km de tout à l’heure… L’efficacité de ces plans locaux dépend aussi de ce qui se passe à 10, 20, 50 ou 100 km de là. Tout le monde a une part à jouer dans la mise en œuvre d’une gestion durable et cela passe par le fait de créer les conditions pour maximiser la biodiversité sur un territoire. Diversité des espèces mais aussi diversité génétique intra-espèces. Par exemple, dans certaines rues de Paris vous pouvez avoir la même espèce d’arbre, tout le long de la rue, des deux côtés. Il faut changer cela ! Et parfois, c’est le même arbre qui a été cloné… diversité génétique, zéro. Alors là, en termes de résilience, de résistance aux vagues de sécheresse, ce n'est pas bon. Pareil, si on veut une forêt durable, il faut non seulement mélanger les espèces mais surtout pas tout planter en même temps. Dans une forêt naturelle, les arbres ont de zéro à 200 ans. Quand ont fait une plantation, tout le monde a le même âge, on met en place une forêt homogène dans l’espace… ça ne va pas. Une forêt naturelle, c’est une mosaïque. Une gestion durable de la forêt devrait prendre en compte tous les critères de l’hétérogénéité, spécifique, génétique, démographique, spatiale. C’est comme dans les populations humaines, si tout le monde est vieux au même moment vous imaginez le résultat.

Les politiques publiques prennent-elles suffisamment en compte ce sujet ?

Des choses ont changé ces dernières années et par exemple il est très présent dans les réflexions menées par l’ONF et les politiques mises en place par cet organisme. En revanche, il manque toujours la cohérence d’ensemble. Souvent, dans les schémas régionaux d’aménagement du territoire, on a de l’environnement de ci-de là, mais ils ne sont pas structurés par la transition écologique. Donc ce ne sont que des choses ponctuelles. Les principes directeurs relèvent encore d’une politique vieillotte et d’une vision très partielle du sujet. Compte tenu de la situation climatique et d’effondrement de la biodiversité dans laquelle nous nous trouvons, aujourd’hui toutes les politiques publiques devraient être réfléchies à travers le prisme de la transition écologique. S’est-on posé la question, en élaborant la réforme des retraites, des impacts de cette réforme sur les conditions d’habitabilité de la Terre dans les années à venir ?

Le malentendu ne vient-il pas du fait que l’on ne confère pas à l’écologie la dimension économique et sociale qu’elle revêt pourtant ?

Absolument. Le mot écologie vient du grec oikos, l’habitat. Donc c’est avant tout une question d’habitabilité de la Terre et elle n’est pas seulement biophysique mais intègre toutes les dimensions, celle de la biodiversité, de la préservation du climat, mais aussi d’un climat social apaisé et d’une juste répartition des ressources disponibles. L’économie a toujours été tributaire de la dynamique du vivant et de la quantité de ressources naturelles disponibles sur Terre. Produire de l’électricité, c’est lié à la disponibilité en eau, surtout dans le système français. La raréfaction de la ressource en eau pourrait avoir un impact sur notre capacité à produire de l’électricité. Produire de la nourriture, c’est lié à la disponibilité en eau et à la dynamique du vivant…

Aujourd’hui, peut-on sérieusement envisager de préserver la biodiversité française, européenne ou mondiale sans changer le modèle agricole dominant – le modèle industriel agrochimique dit conventionnel ?

Clairement, non. Il est établi par de nombreuses études françaises, européennes, mondiales le lien direct entre l’agriculture et la régression de la biodiversité. Pour deux raisons très simples, la première c’est que l’agriculture occupe des espaces auparavant occupés par la nature, ajoutez-y d’ailleurs la trop grande homogénéité des cultures sur de grands espaces. La seconde raison, c’est l’impact des pesticides. Par ailleurs, la contribution du secteur agricole au réchauffement climatique est loin d’être négligeable. L’agriculture et l’énergie sont les deux secteurs à changer fondamentalement si l’on veut faire face à la crise climatique et à la crise de la biodiversité. En agriculture, on sait ce qu’il faut changer et  que les résultats de ce changement sont immédiats : réduire la pression sur les milieux naturels, l’usage des pesticides, la surface agricole dédiée à l’alimentation des animaux (donc la taille des cheptels), sans pour autant revenir à l’agriculture de nos grands-parents. Or les changements sont encore faibles. L’agriculture du futur, c’est de la polyculture au sens de la production végétale et animale mais ce pourrait aussi être produire, contre rémunération, de la séquestration de carbone, de l’énergie solaire ou éolienne, du méthane, des habitats pour la biodiversité.

Le gouvernement a présenté au Comité national de la biodiversité son projet de « stratégie nationale pour la biodiversité », 39 mesures pour « des résultats dès 2030 » : sont-elles à la hauteur des enjeux, réalistes ?  Les chiffres annoncées correspondent-ils à la situation (planter un milliard d’arbres, restaurer 50 000 hectares de zones humides d’ici 2026…) ?

Ces mesures ne vont pas dans le mauvais sens, même si elles sont largement insuffisantes… Une fois de plus elles concernent la biodiversité au sens strict, son aspect utilitaire. On ne la voit pas replacée dans son contexte. On pourrait imaginer une stratégie nationale de la biodiversité qui incarne la transition écologique de l’ensemble de notre organisation économique et sociale. La biodiversité, ce n’est pas une difficulté à traiter, ça doit être un axe fondamental de toute politique publique. Cette stratégie, c’est un ensemble de mesures techniques qui ne prennent pas en compte l’aspect global et systémique de la biodiversité et de la nécessité de préserver celle-ci. On dit qu’on va planter 1 milliard d’arbres. Pourquoi pas ? C’est jouable. Mais avec quelle diversité génétique, où, de quelle façon ? On parle de privilégier des essences résistantes à la sécheresse, mais en important des essences de milieux qui n’existent pas en France aujourd’hui ? On dit qu’on veut protéger 30% des surfaces terrestres et marines, dont 10% en protection forte, mais... et les 70% restants ? On les détruit sans état d’âme ? Restaurer les zones humides, oui, mais pour l’instant il s’agit de restaurer moins de 1% des zones humides détruites. Et puis où ? Les zones humides parsèment l’ensemble de notre territoire, parfois sur des surfaces très petites. Tout cela ressemble à un ensemble de bonnes intentions vieux jeu, mais on n’a aucune assurance qu’elles conduiront à des résultats efficaces. Pourquoi ne pas se concentrer sur la régénération naturelle des écosystèmes ? Quelques trames bleues ou vertes, cela ne suffit pas. Une vraie stratégie nationale de la biodiversité appliquée aux milieux urbains, par exemple, devrait commencer par poser l’interdiction absolue d’abattre un arbre au-delà de tel diamètre et tel ramage, pour quelque projet que ce soit. Supprimer des arbres adultes, quand on sait qu’ils peuvent diminuer la température jusqu’à 10° en cas de canicule, c’est-à-dire de sauver des vies, cela devrait constituer un délit.

2023 est en train de devenir l’année la plus chaude jamais enregistrée et 2024 pourrait être pire. J’imagine que cela ne vous laisse pas indifférent, même si le scientifique que vous êtes n’est pas surpris. 

C’est sûr que je n’apprends rien de nouveau. Cependant, quand je l’entends annoncé non par des médias mais par des collègues climatologues, cela me fait beaucoup plus d’effet. Je pourrais même parler d’un début de panique. Je suis vraiment très inquiet. J’ai parfois la sensation d’être de la génération de celles et ceux qui auront vu le début de l’apocalypse. Nous entrons dans un monde effrayant, nous sommes au tout début de très grands changements. On sait très bien que l’objectif d’un réchauffement à 1,5° ne tient pas, que les 2° seront dépassés, que les 3° risquent aussi d’être dépassés… Je rappelle qu’il y a moins de dix ans on disait « il ne faut surtout pas dépasser les 2° de réchauffement moyen, parce qu’au-delà de 2° on rentre dans l’inconnu ». Mais aujourd’hui, on y va tout droit. Et au-delà. On entre de façon hyper violente dans un monde fou. Cela me désespère et me met en colère parce que quand même… depuis le temps que les scientifiques avertissent ! L’immaturité générale sur le sujet est dramatique. Bon alors qu’est-ce qu’on fait ? Il y a des choses qu’on ne peut plus rattraper. Par exemple les incendies de forêt, sources d’émissions massives de gaz à effet de serre, on voit bien que ce sont des libérations d’énergie colossale contre lesquelles très rapidement, nous ne pouvons rien. Idem pour les fortes sécheresse, les dangers de la chaleur humide… Il va nous falloir nous adapter à une série d’événements qui n’auront plus d’exceptionnels que le nom et qui bouleverseront les équilibres mondiaux, y compris sociaux. Nos démocraties ne sont ni préparées, ni équipées pour cela. Il y a une urgence politique majeure : adapter et élargir nos systèmes démocratiques pour en faire les meilleurs vecteurs de la transition écologique.

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