L'une est directrice générale d'Orange depuis quelques mois et va présenter le 16 février son plan stratégique, l'autre dirige Renault depuis plus de deux ans, et a mené tambour battant la transformation de son groupe. Christel Heydemann et Luca de Meo exposent à Stratégies leur vision sur l'écologie, le marketing, le métavers, la 5G, ou encore les investissements médias dans un contexte incertain. Un article aussi disponible en version audio.
Comment fait-on pour montrer la voie sur le thème de la transition écologique ?
CHRISTEL HEYDEMANN. Quand on est leader, on se doit d’être exemplaire et de montrer le chemin. Quand on sert 250 millions de clients dans le monde, on se doit aussi d’avoir des actes forts. Nous avons pris l’engagement d’être net zéro carbone à l’horizon 2040, ce qui implique des investissements massifs pour l’efficacité énergétique de nos réseaux, dans l’économie circulaire, les énergies renouvelables… cela, dans un contexte de très forte augmentation du trafic. Mais notre action ne se limite pas à l’entreprise. Nous accompagnons aussi nos clients à être des acteurs de la transition écologique. Par exemple, pour les collectivités : nous rendons les villes plus smart, en leur offrant des solutions de pilotage de l’éclairage, des réseaux de chaleur, etc. Ou encore pour le grand public : nous sensibilisons nos clients sur l’empreinte carbone de leurs usages et de leurs achats. Que ce soit sur les terminaux ou les usages au quotidien, on a tendance à consommer le numérique en ne comprenant pas vraiment quel impact cela a sur l’environnement. C’est vrai que l’impact est plus faible que dans d’autres secteurs qui sont davantage montrés du doigt…(rires). Mais il faut y faire attention car c’est en forte croissance. Nous avons en tout cas une responsabilité historique. Avec Luca, nous faisons partie de la dernière génération de dirigeants à pouvoir agir.
Est-il possible de concilier consommation responsable et baisse du pouvoir d’achat dans un contexte de forte inflation ?
LUCA DE MEO. Nous sommes dans la gestion du paradoxe. Face à des forces qui tirent d’un côté comme de l’autre, on est là pour faire la bonne synthèse. Le secteur de l’automobile est en effet pris en sandwich avec une part des transports dans l’impact carbone total qui va de 13 à 18% et le refus de faire des voitures suréquipées que les gens ne peuvent pas acheter. À Orange, le régulateur ne met pas de pression si je reste huit ou dix heures sur un smartphone. Dans l’automobile, il nous est demandé de réduire l’impact de nos émissions industrielles et aussi de nos produits à l’usage. Nous avons des engagements pour atteindre la neutralité carbone en Europe d’ici à 2040. La partie industrielle est importante mais pèse pour seulement quelques pourcentages car l’impact est surtout dans l’utilisation du produit ou, en amont, sur l’énergie consommée pour produire ses composants, comme l’acier par exemple. Le grand sujet en réalité est donc l’impact que les véhicules ont dans la rue. Il y a aujourd’hui une pensée unique pour dire que l’électrique est la seule solution car tout le système est basé sur une convention : la mesure de la consommation d’énergie de la batterie à la roue. Mais si on prend tout en compte selon l’approche « cradle to grave » [du berceau à la tombe], on pourrait ouvrir un débat pour savoir si une voiture avec un petit moteur utilisant un e-fuel synthétique ou l’hydrogène n’est pas préférable à un véhicule électrique.
Car l’électrique est incompatible avec le bas prix…
L.D.M. Justement. Dans notre secteur, les produits technologiques pour réduire l’impact environnemental vont augmenter le coût du véhicule. Cela rend l’achat d’une voiture neuve moins accessible à beaucoup de monde. En coûts, une voiture électrique c’est 60 à 70% de plus qu’une voiture à combustion. Les smartphones valaient chers au départ et au bout de deux ou trois générations, ils ont baissé. Nous, nous sommes en ce moment dans la première génération de voitures électriques. Personne ne conteste qu’il faut baisser l’impact environnemental. La réglementation ne s’occupe que des nouveaux produits ; un thème important est aussi de savoir combien de dizaine de millions de véhicules thermiques sont aujourd’hui dans la rue et vont y rester pendant vingt ans. Il existe aussi des solutions technologiques pour ces véhicules.
L’innovation technologique est un défi permanent. On parle beaucoup du métavers, de la 5G, de l’IA... Est-ce essentiel pour une grande entreprise d’être pionnière dans cette recherche sur l’innovation ou dans son adoption ?
C.H. C’est un moteur indispensable. Orange résulte de l’innovation. Depuis le minitel jusqu’à la fibre, depuis le cuivre jusqu’à la 5G. Je n’ai jamais eu en revanche de culte aveugle de l’innovation. L’innovation pour l’innovation est une politique du vide. L’innovation doit toujours être « au service » d’une vision, d’un marché, de valeurs. C’est pourquoi, sur la 5G par exemple, nous n’avons pas voulu « déployer pour déployer », mais « déployer là où cela a un sens », à savoir pour améliorer le quotidien des Français dans les grandes villes, réduire la consommation d’énergie, accompagner les industries dans leur transformation. On fait des pilotes avec Renault et on voit qu’il y a de vrais gains. Sur le métavers, c’est un nouveau monde qui s’ouvre. Plein d’opportunités. Plein de risques aussi. On doit s’y impliquer car rien ne serait pire que de laisser le métavers à ceux qui voudraient en faire un lieu sans règles où seule régnerait la loi du plus fort. Pas de politique de la chaise vide, donc. Mais il faut sortir du buzz médiatique, regarder les véritables usages et continuer de jouer pleinement son rôle d’opérateur de confiance, en alertant, le cas échéant, sur les dérives possibles des usages du métavers.
Quel est le rôle du marketing et de la pub dans un grand groupe comme le vôtre ?
L.D.M. Nous avons fait un travail d’amélioration de la cohérence et de la qualité de nos produits. Sur une période où nous étions en difficulté financièrement, nous avons réduit les investissements médias. Mais c’était spécifique. En général, nous suivons les tendances sur le mix des médias, les initiatives pour trouver de nouveaux canaux en social media, le branding… Mais le marketing ne fait plus seul la différence. Les gens sont de plus en plus des clients avisés. Ils regardent la substance des choses, surtout avant d’acheter une automobile, qui est l’achat le plus cher d’un foyer après la maison.
Pour un groupe comme Orange, à quoi servent la communication et le marketing ?
C.H. Je ne dirais pas comme Luca « peu importe le marketing », car on ne vend pas des produits qui coûtent le prix d’une voiture…
L.D.M. Je n’ai pas dit ça ; sinon, je vais avoir Maurice Lévy sur le dos !
C.H. (Rires). Le marketing est très important, c’est ce qui permet de proposer à nos clients une offre lisible, claire, au bon prix, dans un marché ultra-concurrentiel. Son rôle est d’autant plus essentiel dans le secteur des télécommunications, après des années de course au low cost, le secteur doit se réinventer en ne se contentant pas de rechercher le moins cher dans la minute, mais le meilleur prix viable dans la durée. Le moins cher à tout prix ce n’est plus soutenable avec les investissements colossaux que l’on fait dans les infrastructures. C’est donc le juste prix dans la durée avec des offres qui peuvent évoluer, ce qui nécessite des équipes marketing qui doivent travailler dans la segmentation de clients avec du low ou high cost, des offres régionales, du B to B, du pro...
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Et sur la publicité, vous n’envisagez pas de désinvestissement dans les médias en 2023 dans un contexte économique incertain ?
C.H. Non, mais l’enjeu n’est pas que le montant qu’on investit. Sur fond d’inflation et de hausse du coût de l’énergie, nous devons nous assurer d’être efficaces. Il s’agit de communiquer sur le bon canal, au bon moment, avec le bon message, la juste offre et pour le bon segment de clients. On peut mettre beaucoup d’argent à la télé – ce que nous avons fait dans le passé et cela n’a pas forcément porté ses fruits - si l'on n’a pas les bonnes pubs et les bonnes offres au bon moment, le budget ne sert à rien.
L.D.M. Si cela vous rassure, nous entrons en 2023-2024 dans une phase où nous aurons beaucoup de produits qui arriveront sur le marché. Nous aurons plutôt tendance à investir en médias pour accompagner ces lancements.
Vos deux marques historiques bénéficient chacune d’une très forte notoriété. Sont-elles encore des atouts importants notamment auprès des plus jeunes ?
L.D.M. Une marque permet de lire tout un univers qui a été créé dans le temps. C’est puissant car c’est un catalyseur visuel. On est passé d’un marketing de surface à un marketing de substance. Non seulement en termes de produit mais par tout ce qu’on réalise dans l’entreprise. Ça devient plus profond, plus structurant. C’est une attitude qui concerne tout notre environnement. En Europe, nous avons un sac à dos culturel avec des marques anciennes que les Asiatiques valorisent. La marque est l’accélérateur d’une perception, à condition que nous soyons cohérents et que nous la remettions au goût du jour. On le verra avec Alpine, que les Français connaissent.
C.H. La marque est notre pilier et dans tous nos pays. Elle est porteuse de valeurs. Au-delà de nos produits, elle dit ce que nous sommes, ce en quoi nous croyons. C’est fondamental. On parle de marque employeur ou consommateur. Les consommateurs, jeunes ou moins jeunes, sont en attente d’authenticité. La moindre incohérence d’alignement entre les paroles et les actes serait immédiatement mal comprise. Nous avons une marque pour laquelle nous continuerons à investir, à la faire évoluer avec son temps, à suivre les ruptures technologiques. C’est un élément de cohésion très fort dans l’entreprise et un actif important à son bilan.
Quelle est votre vision sur les technologies d’avenir ?
L.D.M. Je pense, comme Christel, que la 5G et le métavers sont avant tout des technologies B to B. Chez Renault, nous créons une sorte de jumeau digital à l’intérieur de l’entreprise : nous avons commencé par l’industrie et cela nous fait gagner en efficacité, nous poursuivrons par le développement des produits et la logistique clients ou pièces. Le métavers offre une supervision en temps réel qui permet d’augmenter l’agilité et l’adaptabilité des opérations, mais aussi la qualité de production. Cette modélisation permet plus de flexibilité, une homogénéisation de la donnée. Cela nous permet aussi de réaliser des économies et de réduire l’empreinte carbone. L’énergie a ainsi été vue comme l’opportunité de réduire un coût. Cette année, nous avons augmenté la production, mais nous avons baissé de 10% la consommation d’énergie. Par rapport à 2021, ce sera -40% de consommation d’énergie par voiture produite. C’est énorme ! On a profité du métavers et de la modélisation 3D des outils industriels pour tout connecter. Chaque jour, un milliard de data sont captées au sein de nos sites industriels. On est aujourd’hui les seuls dans le secteur automobile à mesurer la consommation énergétique en temps réel, y compris d’une perceuse dans un de nos ateliers.
C.H. La 5G est un enjeu énorme, par exemple dans les aéroports, pour un avion qui a besoin de télécharger des données dans un temps très court, alors qu’un maintien au sol a un impact financier… Mais elle doit être ciblée sur des cas d’usage. Ce sont en effet plus des enjeux industriels, de flottes de bateaux, d’avions… Ou d’usines.
Y a-t-il un relatif consensus dans les télécoms sur l’idée d’arrêter de tirer les prix vers le bas ?
C.H. Il y a, en tout cas, une prise de conscience en Europe que ce n’est plus soutenable d’investir massivement dans les réseaux tout en tirant les prix et les promotions toujours plus vers le bas. Néanmoins fin novembre 2022, malgré 10% d’inflation, les prix télécoms restaient négatifs. Nous sommes encore dans l’ultra-concurrence. Mais dans un contexte inflationniste, qui est nouveau sur le continent, on arrive au bout d’un système. Un mouvement de valeur a été amorcé. Nous entendons le poursuivre.
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Comment défendre la souveraineté européenne et le « Made in France » dans un univers concurrentiel mondialisé ?
C.H. Nous sommes très fiers d’être Français. Nous assemblons des technologies qui ne sont pas toutes produites en France, mais notre activité de service est, par nature, très locale. Il y a, depuis le covid, une prise de conscience des chaînes d’approvisionnement mondiales. Je ne suis pas sûre que les consommateurs soient vraiment prêts à payer plus pour le « Made in France ». Mais il y a une fierté autour du savoir-faire français et de la mise en avant des compétences. On a aussi de vrais enjeux dans l’indépendance stratégique de l’Europe dans la technologie : ce sont des sujets qui ne peuvent être qu’européens par essence. Que ce soit sur le cloud ou la standardisation comme on l’a vu avec le GSM. On y travaille, mais l’on doit promouvoir des standards qui, par nature, doivent être ouverts. Une des forces de l’Europe est de garder cette ouverture au monde sans qu’on soit naïf sur les dépendances technologiques que l’on peut avoir.
L.D.M. Le « Made in France » est une réalité chez nous. Dans notre secteur, l’acquis culturel d’une marque compte beaucoup. Quand on achète une voiture italienne ou française, on achète un morceau de culture. Cela reste important dans le choix du consommateur. Nous avons reconnecté Renault avec la France. La marque en avait besoin. On avait une situation difficile sur le rôle qu’elle jouait dans l’écosystème économique français. Nous avons dû régler plusieurs sujets d’allocations industrielles ou de relocalisation de certaines activités : Dieppe, Douai-Maubeuge, Flins que l’on a mis au service de l’économie circulaire. Une entreprise doit être connectée avec son écosystème. La différence entre les bonnes et les grandes entreprises, c’est que les secondes doivent être non seulement performantes mais aussi partager la valeur avec les parties prenantes. Est-on toutefois capable de tout relocaliser ? Sur la voiture électrique, l’Asie a le contrôle d’une bonne partie de la chaîne de valeur en amont, dans le sourcing ou la chimie… Entre cela, et les taux d’intérêt qui remontent avec les prix, cela risque de créer une inflation structurelle sur nos produits en Europe. Si c’est ça la tendance, il faut se positionner sur la création de la valeur ajoutée en faisant de l’innovation et non sur le volume. Je préfère « Invented in France » à « Made in France ». C’est le rôle de l’Europe.
La bataille va-t-elle se jouer autour de ce qui nous est culturellement le plus propre, c’est-à-dire les contenus ?
C.H. On est dans un monde où l’on propose plein de contenus à nos clients et où l’on a des valeurs à défendre. Le numérique n’est pas le même en Europe, si on regarde comment il est conçu aux États-Unis avec ses verticales cloisonnées et des acteurs plus gros que des États, ou en Chine, avec la question des données privées. Nous avons un enjeu d’apporter le meilleur contenu à nos clients tout en protégeant leur vie privée, en leur assurant une ouverture et en leur laissant le choix. En tant qu’opérateur, on voit bien que le contenu est important et que la technologie lui est très proche. C’est aussi une forme de liberté. Nous sommes très attachés à la neutralité du net, y compris quand on a des débats sur le maintien de la qualité de service alors que quelques acteurs captent toute la valeur dans le monde du numérique. Ce sont des sujets auxquels on va être confrontés dans les années à venir et ce sont aussi des choix politiques.