Comment le groupe LVMH a affronté la crise au printemps ?
Antoine Arnault. Avant la crise, nos 75 maisons étaient quasiment toutes en pleine expansion, et elles se sont brutalement retrouvées prises dans la tourmente, d’autant que le tourisme s’est subitement interrompu. Chez Berluti, par exemple, 75 % de nos boutiques ont dû fermer. Cela a été très difficile. Mais nos maisons ont fait preuve d’une très grande résistance et agilité pour continuer à proposer des produits et services séduisants pour intéresser le public et accélérer les ventes en ligne. Elles ont réussi à trouver des nouvelles façons de poursuivre leurs activités. En parallèle, il y a eu une vraie mobilisation de nos maisons dans la contraction de leurs coûts pour s’adapter à la baisse du chiffre d’affaires.
Et aujourd’hui comment l’activité rebondit ?
Depuis la fin du confinement, il y a de vrais beaux signes d’une reprise d’activité. Aujourd’hui, toutes nos boutiques – ou presque - ont rouvert. Les marques les plus fortes ont rebondi les premières : Vuitton, Dior, Sephora… Y compris sur Berluti, on recommence à avoir des journées où l’activité est positive. La reprise est vigoureuse et l’on sent que les clients ont besoin de se raccrocher aux marques qu’ils chérissent, qui ont des valeurs qui les touchent. C’est comme si les gens à défaut de pouvoir voyager, se tournaient davantage vers le shopping pour s’évader. Aux États-Unis, on constate que certains magasins font plus de chiffre d’affaires que l’an dernier à la même période, c’est plutôt rassurant. À l’inverse, en Europe c’est plus difficile car il n’y a pas eu de touristes américains, russes, asiatiques, ou moyen-orientaux cet été. En Chine, le rebond de l’activité est étonnant, très fort, même si nos points de vente n’ont jamais fermé complètement. Au global, nous aurons peut-être même des belles surprises et, pourquoi pas, certaines marques qui finiront l’année en croissance. En revanche, l’expérience de shopping n’est plus la même aujourd’hui. Par exemple, pour les rouges à lèvres, il est désormais impossible d’essayer, de toucher le produit. L’innovation numérique en magasin nous permet déjà de compenser cela.
LVMH s’est distingué dès le début de la crise du Covid-19, en apportant son aide…
Oui, on a eu cette opportunité, c’était le 18 mars, au premier jour du confinement. Quand il y a des crises, des drames, comme l’incendie de la cathédrale Notre-Dame, notre groupe a l’habitude d’agir. Dès que l’on s’est rendu compte que le gel hydro-alcoolique manquait, mon père a dit « On y va et on y va à fond ». Durant cette période, il était au bureau tous les jours, tel un général de guerre. On a fait tout le gel hydro-alcoolique que l’on pouvait (400 tonnes). Nous avons livré des dizaines d’hôpitaux. Nos flacons sont devenus cultes : des dizaines d’infirmiers et de médecins ont pris des selfies avec notre gel pour nous remercier. Nous étions les premiers à réagir, dans un contexte d’inquiétude globale, donc cela a eu un fort retentissement dans la société. J’ai la mauvaise habitude de regarder ce qui se dit sur le groupe et la famille sur les réseaux sociaux et pour une fois les avis étaient quasi unanimement positifs.
Le groupe a continué sa mobilisation dans les semaines suivantes…
Oui, nos initiatives ne se sont pas arrêtées là : on a monté des équipes de choc chargées de trouver des masques et des blouses en grandes quantités pour les soignants… Nous avons aussi fourni des crèmes hydratantes avec Sephora pour le personnel des hôpitaux. Et en parallèle, le groupe a fait des dons substantiels à la Fondation des Hôpitaux de France et à la Croix-Rouge chinoise. Nous avons contribué à impulser un grand élan de solidarité.
Comment les salariés du groupe ont vécu cet engagement ?
L’impact a été fort au sein du groupe LVMH : la fierté d’appartenance à l’entreprise s’est renforcée. Déjà, au moment de l’incendie de Notre-Dame, de nombreux employés du groupe nous avaient manifesté leur fierté de faire partie du groupe. Nous avons aussi reçu beaucoup plus de candidatures que d’habitude à la suite de ces engagements.
Notre groupe est composé de 75 maisons ayant des valeurs, des histoires différentes, mais elles sont chapeautées par le groupe LVMH, qui doit rendre fiers ceux qui ont font partie.
LVMH est devenue une entreprise utile pour la société, est-ce un nouveau positionnement ?
Dans une période normale, nous sommes là pour proposer du plaisir, créer le désir et faire rêver nos clients. En revanche, dans une période agitée, dans des moments difficiles, il faut que les citoyens aient le sentiment de pouvoir compter sur de grands groupes comme LVMH.
Quelles sont les forces et faiblesses du groupe LVMH aujourd’hui ?
Notre principale force est de combiner parfaitement créativité et rigueur. Le groupe est contrôlé par un actionnaire familial qui a donc une vision de long terme. Nous sommes aujourd’hui pris par la gestion quotidienne des effets de cette crise mais, quand on se projette à 15 ans, ce ne sera qu’un épisode difficile, mais surmonté, de notre longue histoire. Nous laissons le temps à nos maisons de se développer, aux créateurs de trouver la bonne formule. Quand en 1996, John Galliano a rencontré mon père dans son bureau, il est arrivé en jupe avec des dreadlocks, c’était le mariage de l’eau et du feu. Cela a donné une longue collaboration tout à fait incroyable. Nous laissons les créateurs travailler tout en demandant aux CEO d’être très rigoureux sur la gestion. Il faut savoir préserver ce grain de folie et prendre des risques comme quand Fendi défile sur la Muraille de Chine en 2007. L’autre force du groupe c’est la diversification des métiers : horlogerie, hôtellerie, vins et spiritueux, mode… Cela nous permet de mieux résister car tous ces secteurs sont touchés différemment par la crise. Notre présence géographique mondiale aussi nous permet de mieux amortir la récession.
Je vois une principale faiblesse : on constate que quand les voyages diminuent, le shopping se réduit aussi en parallèle.
Remarquez-vous un boom du digital depuis début mars ?
Il y a une croissance formidable du digital qui concerne toutes nos maisons. Aujourd’hui, pour toutes nos maisons, les ventes sur le digital dépassent largement celles de la plus grosse boutique physique.
Finalement, LVMH a renoncé au rachat de Tiffany…
LVMH s’est exprimé officiellement à ce sujet. Je n’y ajouterai donc rien. [dans un communiqué le groupe explique entre autres que « le conseil d’administration a décidé de s’en tenir aux termes du Agreement and Plan of Merger conclu en novembre 2019 qui prévoit une date limite pour le closing de l’opération au plus tard le 24 novembre 2020 et acté, qu’en l’état, le groupe LVMH ne serait donc pas en mesure de réaliser l’opération d’acquisition de la société Tiffany & Co. »]
Quelle est la stratégie marketing du groupe LVMH ?
Il n’y a pas de stratégie marketing au niveau du groupe. En revanche, nous avons défini un axe général : faire confiance aux créateurs pour anticiper les tendances et les créer, plutôt que de demander aux consommateurs ce qu’ils veulent. C’est vrai pour la mode, la maroquinerie, la joaillerie…
Le groupe a créé une direction de la communication et de l’environnement en 2018, que l’on vous a confiée, quel est votre rôle ?
Nous avons créé cette direction de la communication groupe, avec l’idée de le rendre un peu moins discret qu’avant mais en le faisant de manière à ce qu’il ne prenne pas le pas sur ses 75 maisons. Je dois être très attentif à ce qui se passe au niveau des maisons sans interférer, car elles ont leur propre dircom. Cela implique d’être en contact avec celles-ci, de bien comprendre ce qui se dit sur le groupe et ses maisons. Nous avons commencé à faire de la communication « non financière » pour le groupe LVMH pour la première fois, en 2011, en créant les « Journées particulières ». C’est devenu un rendez-vous incontournable au cours duquel nos maisons s’ouvrent au public durant trois jours pour faire découvrir leurs métiers… Aujourd’hui nous devons parler de LVMH pour que les gens comprennent que c’est un groupe ouvert, engagé, qui préserve les savoir-faire. Et surtout, LVMH est un groupe sur lequel les citoyens peuvent compter.
Mon rôle est ainsi d’affirmer les grands engagements du groupe, en particulier dans le domaine de l’environnement. Avoir désormais un chef d’orchestre au niveau du groupe, c’est un signal fort de notre engagement, même si nous avons une direction de l’environnement depuis vingt-six ans, désormais dirigée par Hélène Valade.
Votre quotidien, c’est aussi de la gestion de crise…
Oui, vu la taille du groupe et sa présence internationale, les crises surviennent très souvent. C’est un suivi au jour le jour. Il y a énormément de choses qui nous remontent sans arrêt. Par exemple, au moment du mouvement « Black lives matter » aux États-Unis, nous avons dû donner des orientations fermes au niveau du groupe sur les prises de parole. Il faut être très minutieux, réagir vite…
Le groupe a-t-il revu à la baisse ses investissements médias ?
Nous avons toujours soutenu les médias et ils savent qu’ils peuvent compter sur nous. Assez logiquement, nous avons réduit nos investissements pendant le confinement, au moment où la plupart de nos boutiques étaient fermées. Aujourd’hui, même si nous avons relancé nos achats d’espace depuis juin, nous ne sommes pas revenus aux niveaux d’avant mars, cela va encore prendre du temps.
Dans le contexte actuel, avez-vous stoppé les événements ?
Ils continuent mais avec une ampleur et des formats différents. Pendant le confinement, nous avons organisé des défilés en vidéo. Durant l’été, nous avons organisé dans les Pouilles (Italie) un défilé Dior qui a marqué les esprits. Ces défilés sont importants pour nos marques car ils permettent de séduire les acheteurs. Je pense que tout ne va pas changer mais on essayera de faire attention à la manière dont on fait les choses notamment en matière environnementale. Il y a eu sans doute des dérives ces dernières années : une profusion de voyages, d’événements, où l’on emmenait journalistes et influenceurs au bout du monde en avion pour 30 minutes de défilé. Je ne souhaite pas que cela reprenne dans les mêmes conditions.
Comment utilisez-vous les réseaux sociaux ?
On a une culture Instagram très forte pour toutes nos maisons. Quand on publie sur le compte Instagram de Louis Vuitton (39 millions d’abonnés), on réalise trente fois plus d’impressions que quand on achète une page dans le Vogue américain. D’ailleurs, pendant le confinement nous avons édité une rétrospective de la campagne « Core values » de Vuitton et cela a généré énormément d’engagements. LVMH n’est pas, à ce jour, sur TikTok et Snapchat, en revanche, toutes nos maisons utilisent donc Instagram, Facebook, Twitter… Ce sont devenus des partenaires médias au moins aussi importants que nos grands partenaires historiques. Je rencontre aussi bien Laurent Solly (Facebook) qu’Anna Wintour (Vogue).
Récemment, Bernard Arnault, via la Financière Agache, a pris 27 % dans Lagardère Capital & Management (LC&M), la holding personnelle d'Arnaud Lagardère. Quelle est la stratégie ?
Je peux juste dire qu’il y a une histoire familiale très forte qui lie nos deux familles. Jean-Luc Lagardère était un des meilleurs amis de mon père. Le lien est indéfectible.
Comment se porte Le Parisien, où il y a eu un plan de départ volontaire de 30 journalistes en juin ?
C’est un des plus beaux journaux populaires et une magnifique marque, il y a différents plans de développements à l’étude. On va continuer à s’y intéresser de près.
Parcours
1977. Naissance à Roubaix (Nord).
1999. Diplômé d’HEC Montréal.
2000. Crée Domainoo, société spécialisée dans l’enregistrement de noms de domaine sur internet.
2006. MBA de l’Insead.
2006. Cède sa participation dans Domainoo et rejoint très vite le groupe familial au sein de Louis Vuitton où il devient directeur de la communication.
2011. Nommé directeur général de Berluti, l’unique maison masculine du groupe LVMH. Cette même année, il lance « les Journées Particulières », permettant au plus grand nombre d’accéder gratuitement pendant trois jours aux coulisses de près de 80 lieux d’exception.
2013. Devient en parallèle président de Loro Piana, maison italienne spécialisée dans le cachemire haut de gamme.
2018. Prend également la responsabilité de la communication, de l’image et de l’environnement du groupe LVMH, dont il est membre du conseil d’administration depuis 2006.