Rois mages, anges, évêque et même pape: en 2011, comme souvent, la religion a inspiré les créatifs. Parmi ces campagnes, difficile de passer à côté des affiches «Unhate» de Benetton (conçues par sa Fabrica avec 72 and Sunny), en particulier celle mettant en scène le pape et l'imam de la mosquée Al-Azhar en train d'échanger un langoureux baiser. Un photomontage parodié par Oasis mais décrié par beaucoup, Oliviero Toscani lui-même l'ayant jugé «vulgaire et pathétique».
Le photographe a pourtant signé de nombreuses campagnes controversées pour la marque, dont le célèbre «Kissing nun» en 1992 où un prêtre embrassait (déjà) une religieuse. La même année, son affiche qui montrait un homme agonisant du sida scandalisa également, en partie parce que l'on pouvait y reconnaître la figure du Christ. Ces deux visuels n'ont d'ailleurs jamais été diffusés par les afficheurs, tout comme celui du pape et de l'imam, retiré par Benetton dès protestation du Vatican. De quoi laisser envisager une stratégie bien huilée.
Olivier Apers, directeur de création chez BETC Euro RSCG, considère cette provocation comme utile à la marque, car «positive». Son agence, cherchant de la même manière à retenir l'attention, avait quant à elle imaginé un pape noir en décembre 2010, expliquant pour I-Télé que «le monde peut changer en une nuit». Moins subversif, l'emploi de moines ou de religieuses est récurrent depuis le Don Patillo de Panzani (Havas Conseil), dès 1975, ou la célèbre rengaine de Chaussée aux Moines (Business en 1983). Les anges aussi foisonnent, utilisés cette année dans deux campagnes respectivement par Axe (pour Provocation et Lynx Excite) et par Renault (pour la Mégane cabriolet et la Clio RS «Ange & démon»).
Il faut dire que ces personnages facilement identifiables constituent des codes forts, permettant aux publicitaires d'évoquer à travers une simple référence des dualités universelles: vie et mort, bien et mal, paradis et enfer... Cette dernière opposition s'incarne par exemple dans les récentes campagnes de la Collective du bœuf (signée Toy) et de Samsonite (avec un visuel en forme de fresque antique par JWT Shangai, primé à Cannes). Dieu lui-même a fait son apparition dans des spots, notamment sous les traits de John Malkovich pour Nespresso en 2009. Et bien sûr à Noël, toute la crèche est réquisitionnée. Sony a même repris le format du calendrier de l'Avent pour proposer à ses clients de découvrir via leur mobile, chaque jour précédant Noël, un cadeau derrière les fenêtres de sa boutique parisienne.
Culture commune
Nombre d'épisodes bibliques ont également été détournés, mythes aux airs de storytelling avant l'heure qui dressent des situations grâce à une simple image. Quant aux symboles religieux, ils sont légion, en particulier autour du levier publicitaire que constitue la tentation (sous forme de serpent, ou de pomme croquée pour le site de rencontres extraconjugales Gleeden.com) et de son pendant, la confession (chez Dolce & Gabbana Jewellery).
Détournées, ces références représentent une source «inépuisable, sur laquelle fonder tantôt le clin d'œil, tantôt l'humour, tantôt la transgression», explique le sémioticien suisse Gilles Lugrin (coauteur de Dieu, otage de la pub?). Et si la religion «ne fait pas vendre en soi», ces trois stratégies, elles, peuvent y parvenir. D'autant que «la divination du produit le rend extraordinaire, permet de véhiculer des valeurs d'exception».
Les marques l'ont bien compris, qui n'hésitent pas à emprunter des noms religieux pour toutes sortes de produits: fromages (Caprice des dieux, Saint-Marcellin, etc.), bières (Cardinal, Lucifer, et d'innombrables saints), parfums (Angel de Thierry Mugler, Eden de Cacharel), chaussures (Mephisto) ou encore nettoyant ménager (Saint Marc). Des références ancestrales, atemporelles, qui offrent un avantageux cachet d'authenticité.
En France, ces emprunts récurrents puisent dans un univers culturel connu du plus grand nombre: la religion catholique. Car très peu d'annonceurs osent aborder de front d'autres confessions (à part le bouddhisme, souvent symbolisé par la position du lotus), même si une partie de l'Ancien Testament est commune avec la tradition juive ou coranique, et que «les chrétiens n'ont pas le monopole des anges», comme le dit Luc Wise, directeur général d'Herezie. La bien nommée agence a signé en 2010, pour les produits halal Isla Délice, deux des rares campagnes «communautaires» diffusées jusqu'ici: un poulet s'affirmant «fièrement halal» et, à l'occasion du ramadan, un affichage évolutif faisant apparaître de la nourriture à la tombée de la nuit.
BDDP & Fils a été beaucoup plus loin en 2002, mettant en scène des figures des trois religions en pleine violation de leurs doctrines: un pape achetant des préservatifs, un rabbin mangeant du porc et un «taliban» se rasant la barbe. Mais la campagne, diffusée en presse professionnelle, n'eut que peu d'échos (malgré sa distinction par Stratégies).
Respect des croyances contre liberté d'expression
Sujet sensible par excellence, la foi n'est abordée qu'avec précaution. D'ailleurs, pour ne froisser personne, «beaucoup de grandes entreprises pratiquent une politique "no sex, no drugs, no religion"», souligne Luc Wise. Les plus fervents acceptent en effet mal que leurs croyances soient détournées, en particulier dans un but commercial. Europe 1 avait ainsi reçu de nombreuses protestations à l'occasion d'une campagne de 2006, utilisant une statuette de la Vierge comme accessoire d'une blague pour justement demander «Peut-on encore rire avec la religion?».
C'est la société française dans son ensemble qui semble connaître une crispation plus importante autour des questions religieuses, depuis les caricatures de Mahomet à l'incendie de Charlie Hebdo, en passant cette année par les manifestations contre les pièces de théâtre Sur le concept du visage du fils de Dieu et Golgota Picnic.
Alors, taboue, la religion? «Non, répond Stéphane Martin, directeur général de l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), rien ne doit être tabou pour la publicité, elle fait partie de la société.» Pourtant, «face à la crise, le religieux devient une valeur refuge», explique la philosophe Dominique de Courcelles, qui craint un retour du délit de blasphème.
Si la législation ne s'oriente pas dans ce sens, des initiatives s'obstinent à limiter les atteintes au sacré dans la publicité. On se souvient d'affiches utilisant l'image de la Cène, pour Volkwagen en 1998 («Mes amis, réjouissons-nous car la nouvelle Golf est née», DDB-Needham France) ainsi que pour Marithé et François Girbaud en 2005 (où le tableau, signé Air, était composé de femmes), qui ont fait l'objet de plaintes en justice par l'association Croyances et libertés (représentant l'épiscopat français). Celle-ci s'opposait à ce qu'elle estimait être «un détournement violent d'éléments fondamentaux de la foi» catholique. La première campagne a fait l'objet d'un accord à l'amiable, tandis que la seconde a été condamnée, puis absoute en cassation dix ans plus tard.
Cette année, c'est devant le Jury de déontologie publicitaire (JDP) que deux affaires ont été portées par des particuliers: la campagne «Les rois mages» de Red Bull (La Chose), pour laquelle le JDP a estimé la plainte fondée, et celle de BETC Euro RSCG pour Canal + «Borgia, n'ayez pas foi en eux». Sur ce dernier cas, le JDP a estimé que l'utilisation de références religieuses pour représenter les membres de la famille Borgia (dont un évêque) était justifiée, mais que l'affiche représentant Lucrèce, sexuellement explicite, portait atteinte à la décence. Olivier Apers, auteur de la campagne (avec Stéphane Xiberras), explique que l'objectif était d'être «suffisamment accrocheur», mais «sans aller trop loin».
C'est là que réside toute la difficulté, pour les créatifs comme pour les instances de régulation, qui tentent de concilier respect des croyances et liberté d'expression. La profession mise sur l'autodiscipline, à travers un avis du Conseil de l'éthique publicitaire datant de 2007 qui proscrit en matière de religion «toute utilisation du rituel ou des textes qui seraient de nature à ridiculiser ou choquer ses adeptes».
Un dogme soumis à la libre interprétation, et qui semble ne pas suffire puisque le Conseil paritaire de la publicité (CPP) a demandé fin novembre au conseil d'administration de l'ARPP de rédiger deux nouvelles recommandations «Races, religions, ethnies», l'une portant sur la diversité et l'autre sur les religions. Inscrite au programme déontologique 2012 de l'ARPP, l'actualisation de cette recommandation (datant de 1998) laisse aux professionnels (annonceurs, agences et médias) le choix de définir ou non une nouvelle règle et de distinguer, ou pas, les questions de diversité et de religion.
Va-t-il être plus difficile d'en appeler à Dieu dans un spot? Peut-être, même si des recommandations dans ce domaine constituent un «vœu pieu» pour Gilles Lugrin, qui ne croit pas que «des interdits publicitaires puissent avoir un effet bénéfique dans ce type de problématique». Olivier Apers ne s'inquiète pas davantage: «Je ne pense pas qu'on en arrive à la mention "Aucune religion n'a été maltraitée dans cette publicité"!» Quant à Luc Wise, s'il distingue provocation facile et emprunt de récits mythiques, il trouve toujours «un peu indélicat» de détourner les croyances. Comme quoi on peut se revendiquer hérétique et être respectueux!