Venus du monde de l'événementiel, Jacques Bungert et Frédéric Torloting, ex-coprésidents de Young & Rubicam France, se lancent dans une nouvelle aventure en reprenant la maison de couture Courrèges. Une trajectoire atypique.

Dimanche 31 octobre 2009. Frédéric Torloting vient de franchir la ligne d'arrivée du semi-marathon Marseille-Cassis. Dans la foule, le coprésident de Young & Rubicam France aperçoit une spectatrice qui le mitraille avec son appareil photo. Il reconnaît vite en cette «groupie» d'un jour une de ses toutes nouvelles connaissances: Coqueline Courrèges. Passé la surprise de ce face-à-face inattendu, il lui propose de déjeuner. «Non, merci. Je voulais juste savoir qui vous étiez», lâche-t-elle énigmatique avant de s'éclipser. Quelques semaines plus tard, la pétillante créatrice de soixante-quinze ans proposera au publicitaire et à son alter ego, Jacques Bungert, de reprendre la maison de couture qu'elle dirige seule, depuis que son époux André Courrèges s'est retiré en 1996. 

Tout a commencé six mois plus tôt par la publication dans Le Figaro madame d'une tribune sur la valeur de la marque, intitulée «Marque à l'ombre» et signée par les patrons de la Young. «C'est après la lecture de cet article que Coqueline Courrèges a souhaité nous rencontrer», raconte Frédéric Torloting. La styliste se confie très vite aux deux publicitaires. Au fil des nombreuses rencontres qui suivent, sont évoqués «ses projets de cession… ses contacts sans suite avec LVMH et un groupe japonais… sa volonté farouche de transmettre plus que de vendre». Ils parlent aussi beaucoup de mode («un mot qui ne lui plaît pas») et bien sûr de l'histoire de la maison Courrèges et d'André, sorte de «Le Corbusier de la couture» aujourd'hui âgé de quatre-vingt-huit ans, un Béarnais ingénieur de formation qui fonda la célèbre griffe en 1961.

Manifestement, le courant passe entre ces trois-là. «Coqueline est une pionnière. Elle a conçu en 1968 le premier prototype de voiture électrique, s'émerveille encore Jacques Bungert. Elle cherche des solutions plus que de pures idées créatives. Elle part de l'insight consommateur, comme on dit dans la publicité.» C'est donc naturellement, et semble-t-il après avoir trouvé la réponse à l'étrange question qu'elle ne cessait de leur poser, «Qui voulez-vous être?», que Coqueline décide fin 2009 de leur céder la maison Courrèges.

Des entrepreneurs avant tout

Reste pour les deux patrons de la Young à trouver les fonds. Ils se tournent vers les grandes banques parisiennes… sans succès. Ce sera finalement à Metz, leur ville natale, qu'ils décrocheront le précieux sésame. La Banque populaire de Lorraine Champagne, qui les connaît bien pour avoir relancé avec eux l'Open de Moselle de tennis en 2010, décide de les suivre dans cette aventure, pour un montant non révélé.

Jacques Bungert et Frédéric Torloting préparent donc leur sortie de Young & Rubicam. La maison mère WPP est prévenue au cours de l'été 2010. En interne, les rumeurs commencent à courir. Mais nul n'est vraiment surpris. «Les choses étaient claires depuis le début», se rappelle Régis Lefebvre, ex-vice-président chargé de la communication corporate de Young & Rubicam, aujourd'hui associé au sein de l'agence Blue. «Très tôt, ils ont évoqué leur volonté de reprendre ensemble une entreprise. Pour eux, c'était une évidence: après la Young, ils ne rejoindraient pas un autre groupe publicitaire. Ce sont avant tout des entrepreneurs!»

Leur parcours en témoigne. Fraîchement diplômés de l'École supérieure de commerce de Lyon en 1988, ils se promettent de créer ensemble leur propre entreprise. Le projet prendra très vite forme. Ils n'ont guère plus de vingt ans quand Frédéric Torloting, qui travaille pour une société d'images de synthèse à Grenoble, propose à son copain de quitter une situation en or chez BSN à New York, où il gère la marque Evian, pour lancer leur propre boîte. Ainsi naît en 1989 Pro Deo, une agence de production vidéo dont le premier budget est BSN. Un client fidèle avec lequel se nouera une relation privilégiée scellée en 1993 à l'occasion de la réalisation d'un film institutionnel pour le futur groupe Danone. Jacques Bungert se lie alors d'amitié avec Franck Riboud, à l'époque vice-président en charge de la communication.

L'amitié n'est pas un vain mot pour ces deux jeunes entrepreneurs. C'est même une marque de fabrique. «Nous formons une entité fusionnelle fonctionnant sur un mode gemellaire», reconnaît Jacques Bungert, qui assure ne s'être «jamais engueulé avec Fred, sauf peut-être sur un terrain de tennis». Régis Lefebvre confirme: «Humainement, c'est intéressant à observer. Jacques est plus dans le business et le développement, et Frédéric dans la gestion et l'organisation. Mais l'un ne décide pas plus que l'autre. Ils passent leur temps à se téléphoner, même en vacances. C'est un couple qui fait des microréglages en permanence. C'est peut-être ça leur secret.» 

Retour de la marque sur le devant de la scène

Dix ans après avoir créé leur petite entreprise, les deux amis cédent au groupe britannique WPP une agence événementeille forte d'une cinquantaine de salariés et très active au sein du groupe Danone (Danone Nations Cup, Evian Masters…). En 2005, alors qu'ils envisagent de quitter leur agence, qui affiche 8 millions d'euros de marge brute, le groupe leur propose, à la surprise générale, la direction non seulement de l'agence publicitaire Y&R Paris – à bout de souffle et qui vient de perdre une compétition corporate pour Danone – mais aussi la présidence du groupe en France, qui comprend Pro Deo donc, Wunderman (marketing services), The Shop (production) et Lumières («brand content»). «La Young, ça ne se refuse pas, explique aujourd'hui Frédéric Torloting. Et puis, dans notre perspective de racheter un jour une marque, une telle expérience ne pouvait que nous rendre plus crédibles aux yeux de futurs investisseurs».

Une trajectoire manifestement payante. Aujourd'hui, Jacques Bungert, quarante-cinq ans, et Frédéric Torloting, quarante-quatre ans, se retrouvent à la tête d'une des plus belles marques de luxe à laquelle restent associés la minijupe, une coupe futuriste et le célèbre «blanc Courrèges». Sur le papier, les actifs sont prometteurs: un immeuble de 1 500m² rue François 1er, au cœur de Paris, avec une boutique et un café, une usine à Pau, une structure de promotion, Courrèges Japon, générant l'essentiel des revenus (quelque 150 millions d'euros par an, prix public) et bien sûr une marque enblématique dans le prêt-à-porter, mais aussi dans le parfum, avec Empreinte et Eau de Courrèges. «C'est une marque magnifique, avant-gardiste, qui a marqué l'histoire de la mode et qui parle à tout le monde, note Donald Potard, directeur du cabinet conseil Agent de luxe. Si Coqueline Courrèges a su préserver la marque, il faut désormais réveiller cette belle endormie, la rendre à nouveau tendance.»

Les deux repreneurs se savent attendus au tournant. Mais ils sont persuadés d'arriver au bon moment. «On change d'époque. L'affaire Galliano a laissé des traces. Fini les créateurs stars. Aujourd'hui, la qualité du produit prime. On sent également émerger un besoin d'optimisme, de gaîté, de spontanéité. Autant de qualités qui ont toujours été attachées à Courrèges», estime Frédéric Torloting. Hommes de marketing, les deux compères se sont attachés, ces trois derniers mois, à peaufiner le retour de la marque sur le devant de la scène.

Après un léger lifting du logo, qui a retrouvé sa rigueur et sa légéreté d'origine, et une intense campagne de RP, notamment auprès de la presse féminine, le duo mise sur les 50 ans de la marque pour la réinstaller dans l'esprit du public. Dès septembre, un nouveau site sera ouvert. Résolument orienté e-commerce et conçu en partenariat avec Vente-privée.com, opérant en marque blanche, «le site fera partie intégrante du nouveau modèle Courrèges», assure Frédéric Torloting. L'offre sera dans un premier temps axée autour d'un pôle de produits icônes, vendus entre 600 et 2 000 euros (le blouson vinyle, la robe 100, les bottes cavalières zippées, etc.), auquel seront associés à partir du printemps 2012 de nouveaux produits sur lesquels travaille l'Atelier Courrèges, «le gardien du temple», lance Frédéric Torloting, qui ne compte recourir que ponctuellement à des stylistes stars. En attendant, pour événementialiser le site, la rubrique «Les trésors de Courrèges» proposera des produits vintage en série limitée. A noter que l'ami Franck Riboud apportera aussi sa contribution puisque la bouteille collector d'Evian de fin d'année portera les couleurs de Courrèges.

Dans la foulée, les nouveaux maîtres des lieux comptent faire le ménage parmi les quatorze licences concédées au Japon. Ils devraient aussi conclure à la rentrée un accord de licence et de distribution pour la branche parfum. Enfin, à terme, une ligne homme, mais aussi sport devraient voir le jour. «Courrèges aura bien sûr un pied dans le sport», assurent en chœur les deux patrons, férus de sport. D'ici là, la marque aura repris la parole au niveau publicitaire. Mais pour découvrir la nouvelle identité Courrèges, il faudra attendre le printemps prochain.

 

(encadré)

Dates et chiffres clés

1961. Création de la maison de couture Courrèges.

1965. Courrèges importe la minijupe créée par l'Anglaise Mary Quant.

1967. Création de la combinaison «seconde peau».

1971. Lancement du parfum Empreinte.

1986. Le groupe japonais Itokin rachète la maison de couture.

1995. Coqueline Courrèges rachète la société au groupe Itokin.

1996. André Courrèges prend sa retraite.

2010. Jacques Bungert et Frédéric Torloting reprennent la société.

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