Début décembre 2007, après la mort de son père, Françoise Bettencourt-Meyers a déposé plainte avec son avocat Me Metzner pour « abus frauduleux de l'état de faiblesse » visant François-Marie Banier, qui profite depuis des années des largesses de sa mère Liliane Bettencourt, actionnaire principale de L'Oréal. La fille a également saisi en décembre 2009 le juge des tutelles. Rien n'a filtré dans la presse pendant ces longs mois. Faute d'une expertise médicale de la vielle dame de 88 ans, qui s'y refusera toujours, et d'un parquet qui ne semble pas y tenir, l'affaire traîne en longueur.
Reste une arme: l'opinion. L'affaire prend un tournant médiatique le 10 juin 2010 quand Me Metzner annonce dans Le Nouvel Observateur un « document explosif » qui ralliera définitivement les Français à la cause de la fille. L'avocat détaille même sa stratégie de communication: «Sentir le bon moment pour faire évoluer un dossier, c'est le secret de fabrication, explique-t-il. Je planifie tout à l'avance. Quand je communique, les instructions sont respectées : une agence fait un communiqué au jour dit, un journal publie l'info à un autre moment convenu d'avance, pareil pour les radios ou les télés ».
Après coup, la publication six jours plus tard par Médiapart et le site du Point d'extraits des enregistrements de conversations de Liliane Bettencourt avec son entourage, réalisés clandestinement entre mai 2009 et mai 2010 par son majordome, donne tout son sens à ce que les publicitaires appellent un « teasing ». Les journalistes de Médiapart se défendront, dans un entretien à Rue 89 d'avoir été manipulés et affirment avoir vérifié l'authenticité des bandes. Le jugement en référé, puis en appel leur donne raison, considérant que les révélations du webmagazine relèvent de « la publication d'informations légitimes et intéressant l'intérêt général».
Ces enregistrements mettent à jour l'aspect politique de l'affaire (fraude fiscale, financement occulte de l'UMP...) avec la mise en cause Eric Woerth, le ministre du Travail, ancien ministre du Budget et trésorier de l'UMP soupçonné de conflit d'intérêts et de trafic d'influence. Aujourd'hui, on retiendra de sa contre-offensive médiatique -orchestrée dés juin par l'Elysée et Anne Méaux, présidente d'Image 7- son éviction du gouvernement lors du remaniement de novembre, en attendant le résultat des dossiers judiciaires en cours. On retiendra aussi les manœuvres du pouvoir politique pour empêcher les fuites et la plainte déposée par Le Monde pour violation du secret des sources.
Dans son aspect familial et patrimonial, l'affaire a également occupé les communicants. De cette première séquence médiatique débutée le 16 juin avec la publication des enregistrements et achevée début décembre avec l'annonce de la réconciliation de la mère et de la fille, deux enjeux semblent avoir dictés les stratégies de communication: prouver la « lucidité » de Liliane Bettencourt pour contrer la demande de mise sous tutelle de sa fille et protéger l'entreprise L'Oréal des dégâts collatéraux que risquaient de provoquer cette crise.
1. Liliane Bettencourt, « la femme libre »
A la veille de la publication des enregistrements, Pascal Wilhelm et Georges Kiejman, les avocats de l'héritière de l'Oréal, appellent en renfort le consultant Laurent Obadia -qui travaille par ailleurs auprès de Stéphane Fouks, coprésident exécutif d'Euro RSCG Worldwide- et Marion Bougeard, directrice associée d'Euro RSCG C&O, dix ans journaliste à la Tribune, qui précise-t-elle, est intervenue «à titre personnel» comme «chargée des relations avec les médias de Liliane Bettencourt de mi-juin à mi-octobre».
Une équipe ad hoc, détachée de l'agence sachant que celle-ci gère par ailleurs avec Guy Loichmol, «partner» du pôle influence de Euro RSCG C&O, la communication financière de l'Oréal.
Par ailleurs, TBWA avec Jean-Christophe Alquier, vice-président du groupe, et Marie-France Lavarini, vice-présidente de TBWA Corporate, officient, eux, sur le plan de l'image et de la communication de l'entreprise et conseille Jean-Paul Agon, le directeur général de L'Oréal. Quant au président du conseil d'administration, Lindsay Owen Jones, il est proche de Maurice Lévy, président du groupe Publicis, dont les agences gèrent une bonne partie des budgets publicitaires de L'Oréal et... de Nestlé (deuxième actionnaire du groupe l'Oréal avec 29,7% du capital)
Alors que la presse s'empare du sujet -entre le 16 juin et le 20 juillet, les conseillers recensent 9800 citations à la télévision et à la radio, 75 pages de revue de presse du monde entier, 500 alertes média par jour, sans compter Internet- la feuille de route est claire et tracée par Me Kiejman: Liliane Bettencourt est une femme libre de ses faits et gestes et possède toute sa raison. Reste à le démontrer dans les journaux.
Le rythme des interventions de Liliane Bettencourt colle aux assauts judiciaires de Me Metzner. Le premier papier dans Le Monde du 20 juin titré « 21 minutes avec une mécène fière de ses legs » n'est pas très bon pour le camp de Liliane, qui a, dit-on, suggéré de parler au Monde. Le journaliste, Michel Guerrin, témoigne que Mme Bettencourt «semble en possession de ses moyens tant que les questions restent générales» mais raconte que Patrice de Maistre son gestionnaire, « fébrile » a mis fin à l'entretien après 21 minutes !
Pour rattraper le coup, dix jours plus tard, ce sera le JT de 20H de Claire Chazal en basket ! «Elle a séduit toutes les grand-mères» se félicite Marion Bougeard. La journaliste de TF1 apporte même sa contribution à l'AFP et confie avoir trouvé Liliane Bettencourt "lucide", "spontanée" et "intelligente". Suivra un Paris Match fin août de 18 pages où la première fortune de France, pourtant si discrète, ouvrira sa maison et son intimité et « montrera sa force morale et sa détermination à préserver sa liberté contre la tutelle», insiste Marion Bougeard. Même crédo chez Fogiel sur Europe 1, en octobre. Paris Match, Europe 1: un magazine et une radio du groupe Lagardère, dont un ancien d'Euro RSCG C&O, Ramzi Khiroun, assure la communication depuis 2007. «Etait-il nécessaire d'en faire autant dans la "pipolisation", n'a-t-on pas cédé au fait divers, au risque de ridiculiser et de desservir l'image de Mme Bettencourt ? se demande Nina Mitz, présidente de Financial Dynamics. Je m'interroge sur la stratégie de communication, la qualité des messages ne dépend jamais de la quantité des parutions». La rivalité entre les avocats Metzner et Kiejman et leur animosité sont devenues une affaire dans l'affaire...
2.Protéger l'entreprise L'Oréal
Les observateurs conviennent que L'Oréal a plutôt été épargnée. « Par la nature même du feuilleton, considère Jean de Belot, président du cabinet Aria Partners. Qui ne mettait pas en cause le management, ni l'entreprise, ni ses produits, ni un délit de favoritisme, à l'exception du contrat Banier de 710.000 euros annuels que Jean-Paul Agon a logiquement rompu». Le cas de Lindsay Owen-Jones, qui a signé ce contrat au photographe et bénéficié lui-même d'un don de 100 millions d'euros de l'héritière, est plus embarrassant. C'est lui d'ailleurs qui, dans la presse se dit «soucieuxpour (l') image» de l'entreprise, et " s'inquiète pour son identité" quand les humoristes detournent son slogan "Parce que je le vaux bien" et observe qu'on parle «d'une affaire L'Oréal à l'étranger »... comme s'il voulait faire diversion. Alors même que Jean-Paul Agon ne cesse de répéter à l'interne et quand il le faut à l'externe -la règle étant plutôt «discrétion et neutralité » dixit Jean-Christophe Alquier- qu'il s'agit d'une «affaire familiale et privée » qui n'a pas d'impact sur les ventes et le groupe. Son résultat net, en hausse, approche d'ailleurs les 2 milliards d'euros pour le premier semestre 2010.
Certes en octobre, le baromètre d'image Ipsos/Posternark indique un recul de L'Oréal de seize places en six mois, la marque passant à la 22ème place. Jean-Paul Agon joue la transparence et avoue ne pas être «surpris que malheureusement l'affaire Bettencourt ait un effet de halo sur l'image de l'Oréal». Mais ajoute que c'est «très injuste pour l'entreprise et ses salariés» et relève «une confusion regrettable entre une affaire privée qui concerne son principale actionnaire et le nom de l'entreprise».
« Le groupe a fait preuve de lucidité et de sérénité pour ne pas donner prise au fait divers » commente Tea de Peslouan, responsable de la communication de crise chez Burson Marsteller. «En jouant la discrétion, L'Oréal a su se garder très éloignée de la tourmente en montrant qu'elle n'était pas inquiète » salue Nina Mitz.
Chez Liliane Bettencourt, l'entourage a également veillé à ce que l'Oréal ne soit pas associée à l'affaire, rappelant que l'héritière n'a jamais été salariée de l'entreprise, mais toujours son ambassadrice (photographie dans Paris Match) et son actionnaire responsable. Ainsi, aucune photo ne paraîtra de Madame, ou de sa fille, devant le siège social, lors d'un conseil d'administration, «pour que L'Oréal ne soit pas perçue comme l'enjeu du conflit ou de la réconciliation» explique-t-on.
3."Happy end" familial
«Le consumérisme n'a jamais existé en France, rappelle Claude Posternark. Une image en berne n'a pas d'effet sur les ventes. Aujourd'hui, ce qui forme le sentiment d'opinion, c'est le JT. A partir du moment, où l'affaire a été retirée des mains des avocats Metzner et Kiejman et que dans la foulée les procédures judiciaires ont été stoppées, il n'y a plus de problème d'image car le nom de l'Oréal ne sera plus cité à la télévision». En effet, le 6 décembre, un communiqué annonce aux rédactions la réconciliation des deux femmes sur la base d'un nouvel équilibre chez Tethys la holding familial, et l'éviction des « abuseurs ».
Jean-Pierre Meyers, l'époux de Françoise Bettencourt, qui croise Jean-Christophe Alquier chez l'Oréal, lui demande d'orchestrer la communication de la réconciliation. Si l'effet de surprise est parfaitement maîtrisé, le résultat semble plus mitigé.
La presse incrédule ironise sur ces retrouvailles soudaines, quand certains titres se font même le jeu du service après-vente des communicants et des avocats, qui livrent tous une version des coulisses de « l'arrangement » pour tenter de sortir gagnant de ce jeu de bonneteau dont on ne sait pas qui cache les cartes.
Qui a accéléré cet « happy end » ? La vieille dame « fatiguée », la famille, L'Oréal, l'Etat, Nestlé, dont certains ont agité la menace d'une OPA comme un chiffon rouge, et qui, selon d'autres, était plus inquiet de voir le cours de Bourse de L'Oréal chuter avec cette crise sans fin ? Gageons qu'un nouveau rebondissement en fera oublier jusqu'à cette question.