«Say hello to Ipad.» 27 janvier 2010, 19 heures, à San Francisco. Steve Jobs, patron d'Apple, en éternel pull à col roulé noir, jean et baskets New Balance, se prête à sa grand-messe habituelle. Il dévoile la dernière nouveauté d'Apple, l'Ipad, un périphérique mobile s'intercalant entre Iphone et Macbook. Une «Sainte Tablette» déjà sanctifiée par les médias: le Wall Street Journal note avec humour que «la dernière fois qu'il y a eu autant d'excitation autour d'une tablette, il y avait certains commandements écrits dessus».
Plus que jamais, depuis ses débuts en 1984, Apple s'est imposée comme une marque idéologique, avec «son gourou (Steve Jobs), ses apôtres (les "Apple-maniaques"), son logo (la pomme), sa formule choc («Think Different») et sa grand-messe (Apple Expo)», énumère dans son livre L'idée qui tue Nicolas Bordas, patron de TBWA, l'agence d'Apple.
Apple a été l'une des marques les plus citées en 2010, année de deux succès fulgurants: 3 millions de tablettes Ipad vendues durant les seuls trois premiers mois et 13 millions à l'issue de la période des fêtes, d'après les estimations du cabinet I-Supply. La marque avait déjà écoulé près de 4 millions d'Iphone en trois ans et sa pépite, l'App Store, compte plus de 300 000 applications mobiles.
Pour la campagne de lancement de l'Ipad, Apple a utilisé ses recettes habituelles. Éprouvées depuis ses débuts en 1984, elles lui ont conféré cette image d'entreprise cool, incarnant la différence et la liberté. Il y a d'abord la «keynote» (conférence) de Steve Jobs. Comme toujours chez Apple, elle a été précédée, plusieurs semaines durant, de rumeurs distillées par les «Apple maniaques» sur les forums de discussion et blogs. La keynote tient du show: Steve Jobs s'installe, tel un utilisateur lambda, dans un canapé, et teste l'Ipad en direct. Un livre de management, Les Secrets de présentation de Steve Jobs (Carmine Gallo, éditions Télémaque), décrypte ses méthodes, entre art du «storytelling», slogans à la Twitter et mise en scène en héros salvateur (lire Stratégies n°1604).
On n'est jamais mieux servi que par soi-même
Le lancement de l'Ipad, le 28 mai en Europe, s'est fait quant à lui avec un mois de retard. Rien de tel pour créer un effet d'attente… Sa commercialisation suscite l'hystérie attendue par Apple: tous les médias couvrent le premier jour de vente dans l'Apple Store flambant neuf du Carrousel du Louvre, avec les sempiternelles images de files d'attente et de fans ressortant triomphants, leur Ipad sous le bras.
S'ensuit en juin une gigantesque campagne publicitaire presse, affichage et télévision, orchestrée comme toujours par TBWA. Pour ce client très spécial, l'agence a d'ailleurs monté depuis 2006 à Los Angeles une agence attitrée, Media Arts Lab, un cocon où une équipe «travaille à plein temps, en toute discrétion», indique-t-on dans l'entourage d'Apple.
La marque centre ses publicités sur la simplicité des usages plus que sur les produits. Dans les spots TV, une voix off encense la tablette: «L'Ipad est fin, l'Ipad est beau, l'Ipad va partout et dure toute la journée. […] C'est magique. Vous savez déjà l'utiliser. C'est Internet au bout des doigts, des vidéos, des photos, de la musique pour tous. C'est déjà une révolution et elle ne fait que commencer.» La signature? Plus besoin du «Think Different» lancé en 1997, le logo blanc de la pomme s'impose de lui-même comme incarnant à lui seul Apple.
Non content d'avoir conquis le grand public par des périphériques (l'Ipod, puis l'Iphone et l'Ipad), Apple a converti bon nombre d'utilisateurs de PC à son univers, «depuis l'ouverture d'Itunes sur le monde Windows en octobre 2003», estime Alexandre Lenoir, rédacteur en chef d'Icreate, revue spécialisée sur Apple.
Pourtant, cette année le système s'est grippé. Avec d'abord cet antagonisme originel de plus en plus évoqué: Apple, entreprise réputée cool, possède le système le plus fermé qui soit, contrairement à son concurrent Google avec son OS Android. Avec pour matrice Itunes, point de passage obligatoire pour utiliser ses produits, Apple a imposé son système d'applications, ces widgets qui permettent d'accéder à un service ou un contenu précis. Mais elle va devoir composer avec des systèmes alternatifs, comme Cylia, un ensemble d'applis gratuites téléchargeables sur des outils Apple «jailbreakés» (piratés).
Car la firme à la pomme a un processus très restrictif de validation des applications Iphone: une fois proposées par les développeurs, celles-ci sont examinées par les ingénieurs d'Apple pour validation. Le groupe prend au passage une commission de 30% sur chaque vente d'application. Une poule aux œufs d'or: la marque aurait gagné plus d'un milliard d'euros par ce biais.
Sacré paradoxe, alors qu'au fil de ses campagnes, Apple a voulu incarner la liberté et l'alternative à un monde fermé. Ce que montre sa publicité fondatrice de 1984, diffusée lors du lancement du 128K, le tout premier Macintosh face au leader IBM. Une publicité quasi militante de 60 secondes, conçue par l'agence Chiat Day et réalisée par Ridley Scott avec ce slogan, «Le 24 janvier, Apple Computer lance le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 [l'année] ne sera pas comme 1984 [le roman de George Orwell]».
Cachez ce sein…
Autre bémol, la firme de Cupertino s'érige en censeur des contenus publiés sur son App Store, les applications érotiques ou pornographiques n'ayant pas droit de cité dans son écosystème. Laquelle supprime sans ciller, le 24 février, 5 000 applis «sexuellement inappropriées». Ce que Steve Jobs justifie de manière particulière en avril dernier, lors de la conférence de presse sur l'Iphone OS 4.0: «Vous savez, il y a un Porn Store sur Android. N'importe qui peut le télécharger. Vous le pouvez, vos enfants le peuvent. Nous ne souhaitons pas aller dans cette direction.»
Google, en effet, ne néglige pas cette source de recettes. Du coup, le moteur de recherche affiche son principe de transparence et de liberté offerte à sa communauté. «Apple estime qu'il a une approche intégrée, qui lui permet de proposer le meilleur à l'utilisateur. Google a une approche fragmentée, avec trop de terminaux sous Android», tempère Leslie Griffe de Malval, gérant du fonds technologique d'IT Asset Management.
L'affaire Foxconn a elle aussi entamé l'image vertueuse d'Apple. Les premiers mois de 2010, les médias font état d'une douzaine de suicides d'ouvriers de cette usine taïwanaise, sous-traitant d'Apple, mais aussi d'autres constructeurs, tels Nokia, Dell, Sony et HP. Le 3 juin, interpellé sur ces drames lors de l'événement All Things Digital, Steve Jobs rétorque que «Foxconn n'exploite pas ses employés. […] Ils ont des restaurants, des cinémas, des hôpitaux et des piscines. Pour une usine, c'est plutôt chouette.» Face au scandale, la direction de Foxconn décide une augmentation des salaires de 30% en moyenne. Mais les ouvriers devront s'engager par écrit à ne jamais mettre fin à leurs jours!
Enfin, la marque n'est pas exempte de toute banalisation. Chez Apple, «chaque consommateur se sent différent de la masse des possesseurs d'outils analogues. Avoir un Ipod n'est pas posséder un MP3», explique Georges Lewi du BEC Institute, dans sa Mythologie des marques. Problème: aujourd'hui ses produits deviennent eux-mêmes très vite des standards. Et même l'Ipad n'y échappera pas…