Une tournée considérée comme la plus lucrative de tous les temps, et qui s'est arrêté à Paris du 9 au 12 mai, quatre Grammy awards pour le meilleur album de l’année… La chanteuse Taylor Swift enchaîne les records. Et pourtant, selon les universitaires qui étudient sa carrière comme un cas sociologique, elle n’a rien à voir avec les grandes stars de la pop avant elle, de Madonna à Britney Spears ou Lady Gaga.
Lors du dernier Super Bowl, le 11 février, tous les yeux étaient braqués sur elle. Dans les tribunes de l'Allegiant Stadium, à Paradise, dans le Nevada, on voyait Taylor Swift encourager avec exubérance son boyfriend, Travis Kelce, tight end dans l’équipe des Chiefs de Kansas City, qui remportera finalement le Super Bowl sur le fil. Quelques heures auparavant, elle était sur scène à Tokyo, à presque 9 000 km de là, dans le cadre de sa tournée mondiale, The Eras Tour, considérée comme la plus lucrative de tous les temps, avec déjà plus d’un milliard de dollars de recettes. Sitôt le match terminé, elle saute dans les bras de son amoureux, l’embrasse et l’enlace longuement devant les caméras. Le Wall Street Journal dira que ce jour-là, on a atteint un pic de « démonstration publique d’affection » de la part d’une célébrité (« celebrity public displays of affection »). Mais la star américaine, désignée personnalité de l’année 2023 par le magazine Time, se moque du qu’en dira-t-on.
« Taylor Swift, elle est nature peinture, entame Maxime Chabreuil, planneur stratégique au sein de l’agence Heaven. Toutes les popstars ont un point d’entrée : Lady Gaga, c’était le monstre, Beyoncé, la femme noire, Taylor Swift, c’est l’authenticité. » C’est son principal point de différenciation avec les autres grandes stars de la pop. « Elle n’est pas dans un rapport de séduction aux hommes, mais de proximité avec les femmes. Et elle cultive cette proximité. C’est une star qui sait qu’elle l’est mais qui a les attitudes d’une anti-star en étant proche de ses fans », relève Virginie Spies, sémiologue et maître de conférences à l’université d’Avignon.
« Sociologiquement, Taylor Swift est unique car elle ne se conforme pas au modèle de sex-symbol de la célébrité pop féminine qui a caractérisé tant de pop stars qui l'ont précédée, comme Madonna, Britney Spears ou Miley Cyrus. Son personnage de star est construit autour de la relation plutôt que de la sexualité. Sa performance de soi ne s’adresse pas au regard masculin », poursuit Brian Donovan, professeur de sociologie à l’université du Kansas. Depuis 2020, il consacre à la star américaine un cours d’un semestre, baptisé The Sociology of Taylor Swift. Durant 14 semaines, il décortique la manière dont celle qui a commencé dans la musique country gère sa carrière, de son authenticité à ses problèmes de propriété intellectuelle, en passant par le lien qu’elle entretient avec sa communauté de fans.
« Partage et sororité »
D’autres cours consacrés à Taylor Swift ont vu le jour ces dernières années à travers le monde : sur la psychologie de la chanteuse à l’Université d’État de l’Arizona, sur sa musique au Clive Davis Institute de la New York University, ou encore un cours de littérature à l’Université de Gand, en Belgique. En Australie, un symposium interdisciplinaire vient également de lui être consacré à l'Université de Melbourne. « Le cas Taylor Swift exemplifie notre société culturelle. On peut étudier son rapport à la célébrité, aux fans, regarder ce qu’elle fait du point de vue de la sociologie des groupes... », résume Virginie Spies.
Depuis la sortie de son premier album en 2006, Taylor Swift, aujourd’hui âgée de 34 ans, a réussi à créer autour d’elle une communauté de fans particulièrement engagés, qu’on appelle les « Swifties ». Sur les réseaux sociaux, ces millions d’adeptes aiment partager leur passion et échanger autour de ces indices que la chanteuse laisse sur son passage. « Tout ce qu’elle fait a un sens. La fandom analyse les paroles de ses textes, ses posts Instagram, le moindre petit geste, pour résoudre ce puzzle et comprendre le prochain move. Ça crée de l’attente. Cette communauté se nourrit en ligne, notamment sur Discord et TikTok, et se retrouve lors des concerts, où les fans s’échangent des bracelets d’amitié dans un esprit de partage et de sororité », explique Jeanne Streng, étudiante au Celsa, en stage de fin d’études au planning stratégique de l’agence BETC, et elle-même fan de Taylor Swift.
Girl next door
« Pour trouver des phénomènes comparables, il faut regarder du côté de la K-Pop ou de la J-Pop, avec des mouvements d’identification très forts », contextualise Thomas Mercier-Bellevue, docteur en philosophie à l’université Sorbonne-Université. « Taylor Swift arrive à créer une connexion simple avec les gens. Ce n’est pas comme Lady Gaga qui s’affiche avec une robe en viande. Elle a un côté girl next door qui ne va pas dans la provocation », souligne Maxime Chabreuil, chez Heaven. « Comparé à l’image de Britney Spears qui se rase le crâne, Taylor Swift n’a jamais eu ce type de polémique. Elle affiche une régularité dans sa personnalité médiatique », ajoute Thomas Mercier-Bellevue.
Il y a bien eu son clash avec Kanye West et Kim Kardashian en 2009 lors des MTV Video Music Awards, qui a pesé près de dix ans sur sa carrière. Elle a aussi montré qu’elle ne se laissait pas faire dans son rapport aux plateformes de streaming – elle a retiré ses chansons de Spotify de 2014 à 2017 et a été en conflit plusieurs mois avec Apple Music début 2015. Même chose avec son ancienne maison de disques, un bras de fer qui l’a conduite à réenregistrer ses six premiers albums pour récupérer les droits de ceux-ci. « C’est un geste fort d’empouvoirement féminin, à l’opposé des popstars féminines issues de Disney, comme Britney Spears ou Christina Aguilera. Taylor Swift prend les rênes de sa propre carrière sur le plan économique, et c’est assez inédit dans l’histoire de la pop mainstream », relève encore Thomas Mercier-Bellevue. Selon le magazine Forbes, sa fortune est aujourd’hui estimée à 1,1 milliard de dollars.
Celle que les American Music Awards avaient désignée, en 2019, « artiste de la décennie » est désormais attendue dans la campagne présidentielle américaine. En septembre 2023, un simple post qu’elle avait publié sur Instagram avait conduit 35 000 Américains à s’inscrire sur les listes électorales en vue de l’élection de novembre 2024. Le camp de Joe Biden espérait un geste de soutien lors du dernier Super Bowl, mais la chanteuse était semble-t-il trop occupée...