En séminaire, pendant les plénières, les conférences aux actionnaires, niveau humour, ça défouraille sévère : les CEO se mettent à l'art de la vanne, qui ponctuent désormais grand nombre de leurs interventions. La stand-upisation des patrons est en marche, et rien ne semble pouvoir l'arrêter.
Ca pourrait être du Jerry Seinfeld, du Larry David. Dans la phrase, on retrouve cette neurasthénie virevoltante propre à l’humour juif new-yorkais : «Je vais faire ce que je sais faire le mieux, c'est à dire, rien.» Bam. On y reconnaîtrait presque le Woody Allen des débuts, celui des «L’éternité, c’est long, surtout vers la fin». Plot twist ! Si la punchline a bien été prononcée sur scène, ce n’était pas sur celle d’un Comedy Club. Plutôt celle, métallique, compassée, d’un séminaire du groupe Lagardère. C’était en novembre 2023, et l’héritier Arnaud Lagardère y annonçait ainsi, devant un parterre de salariés d’Hachette, sa nomination à la tête du fleuron de l’édition. Le «teasing» d’introduction, lui aussi, tutoyait les sommets de l’autodérision : « Quand vous saurez qui on va mettre à la tête d’Hachette, vous serez sur le cul. » L’histoire ne dit pas quelle intensité d’hilarité, franche ou non, régnait dans la salle.
À la fin de son speech, on se serait presque attendu à ce qu'Arnaud Lagardère lâche son micro, concluant par le «C’est tout pour moi !» caractéristique des humoristes du Paname, du Jamel Comedy Club, du Madame Sarfati, ou de n’importe laquelle de ces salles de «micro ouvert» qui fleurissent jusqu’aux plus petites sous-préfectures. Sens du rythme, timing comique, improvisation... Tremblez, Blanche Gardin, Fary, Roman Frayssinet ! Les nouveaux rois du stand-up, ne seraient-ce pas les grands patrons ?
Partons au sud, cette fois. Direction Cannes, la Croisette, l’hôtel Mondrian et le gigantesque barnum du Havas Café, sous lequel Yannick Bolloré donnait, en juin dernier, la traditionnelle conférence estivale du groupe. Là aussi, le président-directeur général du groupe Havas se montrait particulièrement en verve : « Ça fait trois jours que je suis à Cannes, et je n’ai pas eu une seule conversation qui ne mentionnait pas l’IA… D’ailleurs, ma présentation est préparée par ChatGPT, les slides par Midjourney, et je suis un hologramme ! » Joli ! Plus récemment, chez un autre géant de la communication, c’était Arthur Sadoun qui assurait le show dans une vidéo de présentation du grand plan d’intelligence artificielle de Publicis, le 24 janvier dernier. Le CEO de Publicis Groupe alternait les saillies drolatiques («À moins de vivre dans une forêt, vous avez forcément entendu parler de l’IA…») avec des infos tech et business largement plus arides.
Un besoin d'amour ?
Une vanne, une info, une vanne, une info… La «stand-upisation» des patrons serait-elle en marche ? Signal fort : chez Ozécla, agence événementielle s’adressant au monde de l’entreprise, on propose depuis peu «une formation de “Prise de parole en public avec les techniques du stand-up”», explique Edwina Girard, fondatrice de l’agence et stand-upeuse à ses heures perdues. «Le stand-up n’est plus du tout “niche”, poursuit-elle. Le côté charismatique du stand-upeur, pour un dirigeant, c’est sexy !» Anne Pedron-Moinard, présidente de la Guilde des Plumes, réseau professionnel qui s’adresse aux chefs d’entreprise, aux élus, aux présidents d’association, ne peut que confirmer : «L’on se trouve aujourd’hui dans une “stand-upisation” générale, qui nous vient du monde anglo-saxon, une forme de nouveau cadrage de la prise de parole. Les dirigeants ont compris que, dans l’économie de l’attention du moment, ils ont à peu près 30 secondes avant que leur public ne sorte son smartphone. Autrefois, les dirigeants étaient conseillés par d’anciens avocats, des profils versés dans l’art de l’éloquence. Aujourd’hui, ils font plutôt appel à des coaches passés par le modèle TedX. »
Un lieu commun, aussi rincé qu’une vieille blague Carambar, veut que «l’humour [soit] la politesse du désespoir». Cacherait-il surtout des tourments existentiels chez les dirigeants ? «Les patrons veulent être aimés, au-delà de leur rôle parfois vu à l’extrême comme celui d’un croque-mitaine», analyse Serge Grudzinski, polytechnicien et CEO d’Humour Consulting Group, qui s’adresse en priorité au marché corporate. De là à parler d’instrumentalisation… «Un sens de l’humour fait partie de l’art du leadership, de l’entente avec les autres, et de l’assurance que les tâches soient effectuées», estimait le président américain Dwight D.Eisenhower, a priori pas le genre de profil avec lequel on se tape des barres, donc.
Edwina Girard œuvre ainsi pour des patrons de secteurs a priori peu suspectés de cultiver le boyau de la rigolade. «Nous avons travaillé pour des dirigeants de l’assurance, de groupes phamarceutiques, de la banque… Avec pour brief "On est sérieux sans se prendre au sérieux". Nous leur écrivons des numéros de stand-up sur-mesure. Il y a quinze ans, il aurait été impensable de voir un patron se mettre en scène dans un sketch… Mais les petites blagues, l’autodérision, cela permet de se démarquer de la langue de bois des hommes politiques perçue comme fake, et de se donner une image sympa et accessible. » À peu de frais ? D'autant que, selon Anne Pedron-Moinard, la drôlerie n'est pas seulement un gage de coolitude, «elle peut aussi servir de masque».
L'exemple Obama
Malheureusement, comme devant la beauté, la santé ou l’intelligence, devant l’humour, nous ne naissons pas tous égaux. Loin s’en faut. Attention aux bides, aux vannes de daron gênantes qui provoquent malaise et rictus forcés chez ses ouailles. Le syndrôme David Brent, du nom du boss histrionique et embarrassant de The Office, n'est jamais loin... «Quand on veut faire rire, encore faut-il être vraiment drôle !, prévient Serge Grudzinski. L’humour, c’est comme une courbe de Gauss. Au centre de la courbe, on fait rire tout le monde. Dans les extrêmes, on perd la plupart du public. On peut aussi faire rire 80% de ses salariés et en vexer 20% qui vous en veulent à mort. Quand on fait rire les gens, ils vous aiment, quand on les blesse, ils vous haïssent.»
Horizon ultime de l’homme de pouvoir stand-upeur : Barack Obama. « Lui, c’était vraiment l’un des meilleurs, estime Anne Pedron-Moinard. Mais lorsqu’il prenait la parole aux dîners des correspondants de Washington, en amont, une “war-room” entière avait écrit ses blagues…» À l’instar de certains géants du stand-up, la plupart des dirigeants font appel à des «ghostwriters» du rire. «Il y a dix ans, avoir une plume, c’était très caché. Aujourd’hui, le secret s’est déplacé. Alors que beaucoup de plumes disent publiquement écrire pour des CEO sur LinkedIn, il est aujourd’hui tabou d’avouer que l’on fait appel à quelqu’un pour écrire ses blagues.»
Selon l’experte, il existe un autre impensé de la «stand-upisation» des grands patrons. Un rapport à l’humour qui reste, en dépit de la féminisation du pouvoir, encore beaucoup, beaucoup trop genré. «Pour l’homme, l’humour crée un effet d’authenticité, mais la perception n’est pas la même pour les femmes, que l’humour peut disqualifier. On attend des femmes qu’elles donnent des gages de sérieux, qu’elles soient dans le soin, dans l’émotion… Si Arnaud Lagardère se mettait à avoir des trémolos dans la voix en plein discours, on le trouverait faible. Si une femme est drôle, on ne la trouve plus crédible.» Et ça, ça ne mérite vraiment pas un mic drop.