Stratégies s’est entretenu avec Benjamin Rosman, cofondateur d’Indaba, une communauté panafricaine de réflexion et de recherche sur l’IA. Son succès, révélateur de l’effervescence du domaine, matérialise aussi les questions d’indépendance du continent.
Vous avez cofondé en 2017 la communauté « Indaba », autour du deep learning et de l’IA. Comment est née l’idée ?
Benjamin Rosman. Je faisais un PHD en Écosse sur le deep learning, et j’étais de retour en Afrique du Sud cette année-là. J’y avais effectué beaucoup de rencontres. Et en arrivant, je voulais transmettre quelque chose de ce que j’avais appris là-bas. Avec mes partenaires de laboratoires, nous avions à cœur de créer un lieu et un moment d’échange. Nous voulions monter un événement où les discussions techniques pourraient être libres, sans que cela ne tombe dans des platitudes, du sensationnel ou des présentations trop commerciales. Nous étions environ huit, et nous nous sommes dit que nous l’organiserions au sein de l’université. Nous n'avions pas prévu de budget, le but c’était de bricoler quelque chose, en invitant nos réseaux, et le réseau de nos réseaux. Nous nous attendions à avoir 30 personnes… Mais on a eu 350 candidatures qui demandaient à venir et présenter leurs projets, issues de nombreux pays d’Afrique différents. Nous nous sommes rendu compte à notre grande surprise que nous tenions quelque chose de beaucoup plus grand.
Après avoir sélectionné les personnes, nous avons été confrontés à un problème : elles nous remerciaient d’avoir été acceptées, mais nous disaient que ça leur coûterait cinq mois de salaire pour venir… On a donc dû commencer à trouver des fonds auprès des entreprises de tech. Au total, nous avons réussi à faire venir 60 personnes : voyage et pension complète. Et l’événement a été un vrai succès. L’année d’après, on a eu 550 candidatures… Et c’est là que l’événement a commencé à devenir panafricain. « Indaba » est un terme zoulou qui signifie « rassemblement ». Notre événement a vocation à créer une vraie communauté de chercheurs en IA sur tout le continent africain.
Les années suivantes, Nous l’avons organisé dans d’autres pays : au Kenya, en Tunisie, au Ghana… Chaque année, le nombre de participants augmente. En 2024, c’était au Sénégal, et il a réuni plus de 800 personnes de 47 pays. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’événements dans le monde qui rassemble autant de nationalités, surtout africaines. En fait, Indaba répond à un vrai besoin qui nous manquait en Afrique. Nous avions des talents parfois isolés, le fait de pouvoir se rencontrer canalise vraiment l’énergie et multiplie les idées.
En quoi consiste-t-il ?
Le but est de maximiser les échanges entre tous les participants qui travaillent dans le domaine. Donc nous créons des sessions, sur différents sujets : techniques, mais aussi sur l’éthique, la politique, la privacy, sur les start-up… Des étudiants peuvent présenter leurs « posters » de recherche à des gens qui s’intéressent à ce qu’ils font. Nous organisons aussi des workshops et toute personne de la communauté peut y participer. Cela va des modèles de langages naturels à la robotique… Nous avons lancé également les IndabaX, sur le modèle des TedX, qui fonctionnent très bien. Nous avons aussi toute une communauté « Woman in Deep Learning » qui traite spécifiquement des questions liées aux femmes dans le secteur. Et elle grandit chaque année. Plus généralement, nous nous adressons à une audience de plus en plus large. Nous invitons des journalistes, des politiques. Le but n’est pas de s’adresser au grand public, il faut un minimum d’intérêt ou de connaissance, mais l’audience reste large, surtout pour les sujets plus « généraux ».
Quels sont les principaux enjeux pour l’intelligence artificielle en Afrique ?
L’intelligence artificielle a de nombreuses applications très concrètes, partout en Afrique. Sur la santé, l’éducation, l’agriculture… Beaucoup de gens travaillent sur des projets très liés à la vie quotidienne. Mais l’un des enjeux les plus importants est celui du langage. En Afrique, il y a plus de 2000 langues parlées, parfois par peu de gens. Alors d’une part, nous n'avons que peu de ressources et de documents dans ces différentes langues pour les algorithmes d’apprentissage et pour construire des modèles robustes. Nous avons besoin de beaucoup plus de data pour affiner les modèles. Mais en outre, le fait que les modèles ne puissent pas parler ces langues empêche beaucoup les projets et les start-up de passer à l’échelle, car ils restent concentrés sur une petite portion de public. Le continent a accès à des services financiers ou de télécommunications en anglais ou en espagnol. Mais à cause du langage, de nombreux projets ne peuvent pas s’étendre. Ainsi la question des nombreuses langues est une question technique, mais aussi, en Afrique, économique. Et bien sûr culturelle, car nous avons tous à cœur de préserver la culture des différents pays, et donc des langues. C’est un enjeu très fort pour la communauté.
En Europe, la question de la souveraineté technologique est aussi très présente. Comment voyez-vous la question ?
Il y a bien sûr, différents points de vue, mais de manière générale, si l’IA peut apporter beaucoup de choses à toutes les communautés, nous ne voulons pas simplement utiliser une technologie qui aurait été développée ailleurs. D’autant plus si elle doit être acceptée par la population. La première des choses : commencer déjà par bâtir des réseaux et des infrastructures robustes, afin que chaque hub local puisse discuter avec les autres convenablement à travers les différents pays. Maintenant, des questions plus théoriques se posent, et sur lesquelles nous devons travailler. Ne serait-ce que la politique à mener en termes de gouvernance des données qui n’est pas la même entre tous les pays. Mais la question est la même partout sur la planète : nous ne voulons pas que d’autres pays puissent faire ce qu’ils veulent avec nos propres données. En cela, une réflexion panafricaine sur l’IA est très cohérente. Et c’est le but d’Indaba, avec la création d’une communauté.
Mais les géants internationaux de la tech sont partenaires d’Indaba, comment gérez-vous cela ?
Oui et nous avons pour le moment de très bonnes relations avec eux. Ils n’imposent aucun agenda, aucun sujet, nous fournissent quelques services, et s’intéressent au contraire, beaucoup au fond des sujets et à la technique. Et je dis cela de manière très sincère. Leur approche est vraiment positive dans le sens où ils sont là en soutien, pour les étudiants, les thésards, mais pas du tout d’une manière négative.