L’industrie porno a-t-elle, elle aussi, du souci à se faire concernant l’intelligence artificielle ? Stratégies a interrogé Erika Lust, réalisatrice, scénariste, productrice, et écrivaine suédoise, pionnière de la pornographie féministe.
Voyez-vous une utilité de l’IA dans votre travail et l’avez-vous déjà utilisée ?
Erika Lust. Oui, l’IA peut être utile, et c’est pour cela qu’elle progresse si rapidement. Il y a plein d’avantages : ça peut contribuer à rendre le travail plus productif en générant des idées, du texte, etc. Mais ce que nous avons vu en début d’année en demandant à une entreprise de nous expliquer comment cela fonctionne et comment l’utiliser, c’est qu’il y avait beaucoup de restrictions. Nous travaillons sur du contenu sexuel d’une manière ou d’une autre, et donc nous travaillons avec du vocabulaire sexuel. Quand parfois nous posions des questions pour obtenir de l’aide, l’IA nous répondait que nous n’étions pas autorisés à poser ce genre de questions. Depuis, nous avons remarqué une évolution et l’IA semble plus ouverte au moins pour parler de certaines thématiques comme l’éducation sexuelle. Mais évidemment, l’IA est programmée par des personnes avec des valeurs et des restrictions qui lui sont transmises.
On ne peut pas parler d’IA, sans parler des deepfakes [fausses photos et vidéos créées par l’intelligence artificielle]. Quel est votre avis les concernant ?
C’est bien sûr quelque chose auquel je fais attention depuis un moment. J’ai participé au documentaire Planet Sex que Hulu et la BBC ont réalisé avec la mannequin et actrice Cara Delevingne. Un jour, elle est venue dans mon bureau pour parler de ce que nous faisons en tant qu’indépendant et avec notre point de vue éthique. Au fil de la discussion, elle m’a demandé mon avis sur le porno mainstream et ce qu’il se passe sur Internet. C’est là que je lui ai montré que même son visage avait été utilisé pour des deepfakes. Elle a été profondément choquée en voyant cette utilisation. C’est ce que j’appellerai un abus basé sur l’image. C’est très important qu’on utilise les bons mots et qu’on arrête de l’utiliser comme une sorte de pornographie, puisque ce n’est pas du tout le cas. La pornographie est un genre qui inclut l’idée d’un consentement mutuel. C’est la base de cette industrie.
Depuis quand est-ce que vous vous intéressez à l’IA ?
Je ne me considère pas comme faisant partie de ce genre de personnes qui s’intéressent à fond sur la tech et Internet. Mais dans le même temps, c’est quelque chose que je ne peux pas ignorer. Il faut que j’apprenne et que je progresse. Vous savez, j’ai commencé ce business en vendant des DVD et en les envoyant partout dans le monde. Mon mari et cofondateur [ndlr : Pablo Dobner] est plus intéressé par ces thématiques que moi, et il m’a toujours aidé à savoir vers quoi se diriger. Je pense que nous avons eu de la chance de nous lancer assez tôt dans les services de streaming. Je suis également assez consciente que la plupart des technologies dont nous disposons sont souvent très masculines et sont construites du point de vue des hommes. C’est quelque chose que j’ai beaucoup vu dans les films qui parlent de robots, d’IA, etc. Je pense à ce genre d’idées futuristes et de ce à quoi ressemblerait la femme robot. Il y a toujours une sorte de côté sexy dans ces machines. Je trouve ces aspects assez intéressants et je pense que lorsqu’il s’agit de femme, c’est vraiment important que nous participions. Je me sens un peu obligée de comprendre et de réfléchir à comment appliquer une sorte de regard féminin sur ce qui existe, et de m’assurer que cette nouvelle technologie ne continue pas à perpétuer des valeurs de misogynie d’une société patriarcale.
Est-ce que Sora, la fonctionnalité d’OpenAI capable de générer des vidéos entières d’un seul coup ou d’étendre les vidéos générées pour les rendre plus longues, vous inquiète ?
Pablo Dobner, mari et associé d’Erika qui était dans la même pièce, a répondu à cette question. Si nous devons nous en inquiéter, alors Hollywood aussi ! (rires) Pour être plus sérieux, lorsqu’il s’agit de l’industrie du porno, tout est question de consentement. C’est dangereux ici si on l’utilise contre le consentement des gens, alors on parle de situations graves concernant leur vie privée et leurs droits à l’utilisation de leur image. Et c’est sûr qu’il y a de quoi se sentir menacé, mais aussi challengé dans un sens positif. Il y a également tout un tas de questions sur comment ce genre d’outil est développé et quel genre de propriété intellectuelle a été utilisé pour le développer. Car nous avons commencé à comprendre le modèle, et l’IA a été formée avec des informations dont la propriété intellectuelle est protégée. Peut-être que d’ici trois ans, tous les contenus auront été vus par l’IA et vous pourrez dire donnez-moi un couple faisant l’amour à la manière d’Erika Lust et personne ne paiera la propriété intellectuelle, car la machine ne demandera pas la permission, se connectera probablement au système et paiera même un abonnement.
Erika Lust. Je me demande quel chemin cela va prendre et comment nous allons nous assurer que le contenu créé par l’IA est mentionné. Par exemple, en Suède, les médias précisent « généré par l’IA » concernant des photos. C’est sûr que c’est un sujet dont l’industrie discutera dans les prochaines conférences.
Un mot de la fin ?
J’espère juste que l’IA sera utilisée à bon escient. Surtout lorsqu’il s’agit de répondre à des questions d’éducation sexuelle que les jeunes, et les moins jeunes, peuvent se poser et qu’ils n’aient plus peur de répondre à ces questions sur la sexualité, l’identité et les genres, afin d’avoir un point de vue plus positif sur ce thème. Je pense que le monde en a besoin.