Face à un État de plus en plus impliqué dans le contrôle du web, le seul fait de se couper des outils numériques commence à devenir suspect, et révèle un positionnement sur l’échiquier politique.
« Vous êtes en état d’arrestation, vous avez le droit de garder le silence, et tout ce que vous ne direz pas pourra être retenu contre vous », voilà peut-être ce qu’on entendra dans les prochaines séries policières. Après des années de laisser-faire, l’État reprend le pouvoir sur le numérique. En pleine négociation du projet de loi de sécurisation et de régulation de l’espace numérique (SREN), le ministre délégué au numérique, Jean-Noël Barrot, n’hésite pas à tancer les « désordres qui s’accumulent dans l’espace numérique ». Ce dernier est accusé de tous les maux. Suite aux violences urbaines qui ont eu lieu en France après la mort du jeune Nahel, tué par un policier, le sénateur Claude Malhuret appelait la Première ministre Élisabeth Borne à « mettre de l’ordre dans la jungle des plateformes ». Le moindre « appel à la révolte » devra être supprimé illico des réseaux sociaux. En juin dernier, le parlement, sous couvert de sécurité, a voté diverses lois jugées « intrusives » pour les citoyens par diverses associations, comme l’autorisation d’activation des micros et caméras à distance.
Sale temps pour le numérique « libre ». L’état veut contrôler internet, au point que la déconnexion devient chargée de sens sur l’échiquier politique, en premier lieu pour s’opposer à cette politique de surveillance et de contrôle. Tant et si bien qu’en retour, pour l’État, se déconnecter devient suspect. « Depuis plusieurs mois, le rapport au numérique change », constate Olivier Tesquet, journaliste spécialisé sur le numérique et sur la surveillance pour Télérama. « Je le vois au contact des gens lors d’échanges ou de débats, à chaque fois vient la question : que peut-on faire pour protéger sa vie privée ? Je donnais habituellement des conseils simples de déconnexion, des outils accessibles, mais je sens bien que le sujet prend une autre tournure. Surtout avec des associations ou des personnes plus engagées politiquement. Avant, le fait de se déconnecter permettait simplement de se libérer de l’emprise des Gafam. La déconnexion avait un coût social, car vous aviez moins de contact, et que le quotidien devenait plus complexe. Mais désormais, elle a un coût juridique. La moindre stratégie de déconnexion peut être portée au débit d’une personne, et justifier que les autorités l’inquiètent. » Au-delà du bien-être de la digital détox, la déconnexion devient, pour l’État, un geste révolutionnaire.
Plusieurs éléments troublants viennent le démontrer. Dans un article du 5 juin 2023, l’association militante la Quadrature du net a relevé différents arguments notés par la DGSI pour constituer un dossier contre des personnes mises en examen pour « association de malfaiteurs terroristes ». Selon l’association, les accusés dénoncent « l’utilisation à charge de faits anodins », notamment sur leur pratique numérique. Comme le fait d’utiliser un service de messagerie crypté, ou encore « d’organiser ou participer à des sessions de formation à l’hygiène numérique ». « Autre exemple dans le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre, argumente Olivier Tesquet, où littéralement, le texte évoque à charge des militants “qui vont en manifestation sans leur téléphone” ou “qui désactivent la géolocalisation”. » Bientôt, passer son téléphone en mode avion pour un roupillon pourrait faire de vous un criminel…
Bien sûr, pour le moment, cette vision de la déconnexion ne concerne encore que les « militants » et moins le grand public. « Les autorités cherchent le moindre signal faible pour constituer un dossier », ajoute Olivier Tesquet. « Dernièrement, un militant écologiste a été mis en garde à vue après une méprise où il a été confondu avec quelqu’un qui a occupé une usine. Argument retenu pour justifier ses 72 heures de garde à vue : il n’avait pas son téléphone sur lui », raconte le journaliste. L’absence de téléphone devient donc un argument à charge et un délit d’intention. « On assiste à un renversement, si vous n’êtes pas connecté, c’est que vous avez de fait quelque chose à cacher », s’étonne le spécialiste.
Un monde divisé en deux catégories
Mais cette déconnexion, les militants eux-mêmes la revendique. Comme l’explique un jeune ingénieur en énergies renouvelables de 24 ans, militant écologiste, présent à Sainte-Soline et qui refuse tout smartphone et réseau social : « la déconnexion est une nécessité politique. Il s’agit d’anticiper ou parfois d’affronter une traque policière qui surviendra tôt ou tard contre les militants subversifs », ici engagés pour la lutte contre le réchauffement climatique. Mais cette vision pourrait s’étendre. « Cela procède souvent par cercle concentrique, commence par les marges, avant que cela ne s’exacerbe et touche tout le monde. Plus les moyens de l’État sont conséquents pour pénétrer l’intimité des individus, moins on tolère que les citoyens mettent en œuvre des stratégies d’évitement. » La déconnexion deviendra donc dans la population une éjection volontaire du système, que le système trouvera suspect, ou punira durement.
Mais finalement, cette vision n’est pas si nouvelle. Comme le rappelle Thomas Jamet, patron d’IPG Mediabrands et auteur de nombreux essais sur le numérique : « Déjà en 2009, dans mon livre Renaissance mythologique, l’imaginaire et les mythes à l’ère digitale (éditions François Bourin), je citais Eric Schmidt, ex-Alphabet, qui expliquait la division prochaine du monde entre ceux qui accepteront d’échanger leurs données personnelles contre des services, et ceux qui n’accepteront pas de déléguer cette part de leur souveraineté et se rangeront à part. On ne parle pas de droit à la déconnexion, mais du choix délibéré de se couper de services, et de se marginaliser. » Mais pour l’auteur et patron d’agences, à l’heure actuelle, cela demande un certain investissement et un coût fort. « Si vous sortez des réseaux sociaux, vous sortez de la monnaie du moment qui est un échange social, et vous refusez le jeu de l’influence actuelle. Vous n’existez plus ou devenez un groupuscule », argue-t-il. Mais pour lui, c’est parce qu’il n’existe pas encore de troisième voie, pour le numérique, car le débat n’existe pas. « On reste cantonné entre une vision du web 100% privé ou 100% utilisé par l’État contre les citoyens. On ne parle pas assez de comment utiliser ces données pour le citoyen, dans son propre intérêt », conclut-il. Reste à savoir si le débat aura lieu en ligne…