Alors que le débat sur l’intelligence artificielle embrase la planète, dans les couloirs des agences de publicité, curiosité et prise de recul restent de mise. Les premiers usages s’installent, mais beaucoup de questions restent en suspens.
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L’intelligence artificielle nous rend tous fous. Par sa faute, le pape François joue les mannequins hype en doudoune sur la Toile, alors que le PDG de Google ne dort plus la nuit quand il pense à l’IA. L’Italie l’a bannie ? Qu’à cela ne tienne, l’entreprise chinoise BlueFocus l’engage pour remplacer tous ses graphistes. Ne vous inquiétez pas en revanche pour le milieu de la publicité française, il reste étonnamment serein dans le maelström de cette tempête médiatique.
Digitalisation, Photoshop, programmatique… Beaucoup dans ce secteur arguent d’une capacité à absorber les secousses technologiques depuis déjà trente ans. « N’oublions pas également que l’IA existe depuis longtemps dans nos métiers », ajoute Vincent Druguet, CEO de Wunderman Thompson France, qui rappelle qu’une des premières campagnes à remporter un Grand Prix à Cannes fut celle de « The Next Rembrandt », conçue par JWT en 2016. Pour Raphaël Dumont, cofondateur de l’agence DD, « c’est bien l’accessibilité nouvelle offerte au grand public avec ChatGPT qui redonne un coup de projecteur, avec un usage cette fois-ci poussé par les audiences, contrairement au métavers ».
Une matière « vivante et instable »
Selon David Raichman, executive creative director chez Ogilvy Paris, le passage à l’IA générative a également rebattu les cartes. « C’est une vraie révolution qui aura un impact considérable sur nos métiers, notre société, et la redéfinition de notre économie », anticipe-t-il. Mais si l’ensemble du secteur ne partage pas forcément cette vision forte, certains pensant qu’il s’agit surtout d’un nouvel outil, tous s’accordent à dire qu’il faut s’y former au plus vite.
« Un marché qui n’innove pas est un marché qui n’a pas de valeur. Même si l’on ne connaît pas encore l’impact potentiel, il faut tester cette technologie afin d’être prêt quand les outils arriveront à maturité », rappelle Jean Allary, partner chez Artefact et codirigeant de son agence de création. C’est d’autant plus vrai que le sujet évolue à une vitesse sans précédent, complète Emmanuel Vivier, cofondateur du Hub Institute : « matière vivante et instable, l’IA s’est significativement améliorée en 18 mois et continuera à le faire de manière exponentielle. »
Les agences se mettent donc en ordre de marche. Le Hub Institute vient justement de lancer pour elles un module de formation pour mieux comprendre les outils, mais surtout manier l’art du prompt. BETC démarre un programme à trois niveaux pour s’adapter aux différents degrés de maturité de ses créatifs, et Wunderman a monté un groupe de travail d’une vingtaine de personnes. L’agence Artefact va, elle, jusqu’à tester les technologies de sa task force spécialisée, avec des hackatons créatifs opposant ses équipes à l'IA.
Si le niveau de maturité générale reste encore faible, ce volontarisme partagé fait naître de premiers usages. « Nous utilisons l’IA générative de manière récurrente, confie Jean Allary, et en particulier les solutions de génération d’images pour projeter des intentions. Nous gagnons aussi beaucoup de temps sur des tâches comme la recherche iconographique. Côté planning stratégique, ChatGPT dégrossit certains sujets. »
L’outil d’OpenAI peine en revanche à faire ses preuves en conception rédaction. Au sein de l’agence DD, Raphaël Dumont s’est amusé à le solliciter à plusieurs reprises, en vain. « Le résultat est décevant, avec beaucoup de platitudes. Son emploi est donc restreint pour le moment », explique-t-il.
Les premières campagnes marquantes arrivent également. Par exemple, Ogilvy et Nestlé ont proposé, avec l’outil Dall-E, une nouvelle version du tableau de Vermeer pour La Laitière ; Martini et Undiz (lire P. 30) ont dégainé des visuels de marque inédits quand Marcel et Transavia ont lancé une campagne d’interaction client avec ChatGPT. Coca-Cola, enfin, a utilisé Stable Diffusion sur des scènes de son dernier spot Masterpiece. Des tentatives qui bénéficient de la prime au buzz, même si, de l’avis général, le meilleur reste à venir.
Il faut bien sûr, pour cela, que les logiciels gagnent encore en qualité d’exécution, notamment sur la précision de l’anatomie humaine. Autre condition nécessaire, une accessibilité simplifiée en termes d’interface mais aussi sur le plan administratif, certains logiciels sans licence entreprise devant encore être payés en note de frais !
Seconde chance
Ces bugs résolus, l’IA fait la promesse de transformer les manières de faire de la publicité. « Nous avons la chance en création publicitaire d’avoir l’idée au centre de nos métiers, une véritable valeur ajoutée que l’IA ne peut remplacer actuellement », temporise Paul-Emile Raymond, directeur de la création chez Wunderman Thompson. Pour Oriane Marliac, directrice de création pour l’agence DD, il s’agit au contraire d’une seconde chance. « L’uniformisation et la frilosité ont gagné progressivement nos métiers. En nous permettant de réaliser l’irréalisable, l’IA nous offre de redevenir audacieux », souligne-t-elle.
Selon Emmanuel Vivier, « le plus dur sera peut-être de ne plus s’imposer les contraintes du réel pour retrouver sa liberté d’imaginer. Les barrières vont aussi tomber pour de nouveaux talents qui n’avaient ni les moyens ni les réseaux. » Pour l’expert, en revanche, « la production devra, elle, se réinventer avec une nouvelle boîte à outils. Text to video, text to 3D, text to UX, text to chatbot… Les applications naissent chaque jour. » Jusqu’à mettre en danger certains métiers, à l’image des photographes, illustrateurs, directeurs lumière, mannequins, et en laissant présager d’une redéfinition de l’économie du secteur.
« À cinq ans, l’IA générative tirera les coûts de production vers le bas, scindant le marché davantage encore entre ceux qui défendent la valeur des idées et ceux qui fabriquent à bas coût », prédit Jean Allary. Certains exigent dès à présent une responsabilisation collective. Stéphane Xiberras, président et directeur de la création chez BETC France, en fait partie : « Nous ne pouvons pas ignorer un sujet aussi passionnant, mais il reste nécessaire d’établir des règles sur ce terrain mouvant. Nous tenons un rôle dans l’industrie culturelle, et avons une responsabilité envers tous les métiers qui vivent autour de nous. Une nouvelle éthique est à imaginer. »
Droits d'auteur et plagiat
Une posture partagée par David Raichman : « Notre profession doit contribuer activement à la création d’un bon usage, règle fondamentale si l’on veut faire de l’intelligence artificielle un vrai partenaire créatif et conserver le contrôle de son utilisation. Comment protège-t-on les artistes, qui, par leur travail, ont nourri l’entraînement des IA ? Comment prévient-on la fausse information ? Dans quels cas nous autorisons-nous à remplacer l’humain par l’IA ? Pour des raisons de coûts ou de créativité ? Nous devons montrer l’exemple dans ce nouveau débat public et mener ce devoir de réflexion. »
Autre frein, les droits d’auteur et le plagiat potentiel. « Dans un environnement historiquement normé, et à l’exception de certains logiciels qui utilisent des données propriétaires, on ne sait pas d’où viennent les images qui inspirent les créations ni à qui appartient le droit d’auteur », rappelle Stéphane Xiberras, qui demande pour l’instant en interne à ce qu’aucune image générée par l’IA ne soit publiée avant clarification juridique. Il est vrai qu’en fonction des pays, la propriété artistique appartient tantôt à l’IA, à l’éditeur, à l’artiste qui a inspiré la démarche ou encore à celui qui a créé le résultat final. Grand flou.
Idem pour les données clients, avance Louis Chéreau, senior strategist chez Wunderman Thompson : « Nous devons être vigilants quant à leur intégration dans les processus créatifs. Au législateur de trancher vite sur un encadrement respectueux du RGPD. » Un Far West moral et juridique qui entrave pour l’instant une expansion plus forte. La Commission européenne promet l’achèvement de son Artificial Intelligence Act, règlement européen destiné à encadrer l’usage et la commercialisation des intelligences artificielles, d’ici à la fin de l’année. Il peut être compliqué comme dangereux d’attendre plus longtemps.
L’art du prompt… et plus encore
Le prompt, ou art de briefer la machine, c’est un peu le sésame de l’IA. Et plus il y a de détails techniques et de consignes, meilleur le résultat est. L’exercice, qui nécessite quelques mois de pratique pour le maîtriser, s’avère encore difficile, sur des plateformes plus arides qu’intuitives. Transforme-t-il pour autant le créatif en nouvel ingénieur ? Aucunement, répond David Raichman : « La richesse des références culturelles reste essentielle, la grammaire demeure donc plus créative que technique. » Il ne crée pas forcément non plus de nouveau métier, l’amélioration rapide des technologies devant aussi favoriser très vite l’utilisation du langage naturel. Le prochain défi pour les créatifs devra plutôt résider dans leur capacité à créer des outils propriétaires différenciants pour manipuler l’IA. Ogilvy a déjà pris une certaine avance en la matière avec la création d’AI Lab, laboratoire de R&D. Et des structures comme l’agence DD ou Wunderman Thompson disent déjà plancher sur certaines idées.