Après une année 2022 qui a porté très haut les espoirs concernant le métavers, les NFT et les cryptos, ces émanations des technologies basées sur la blockchain semblent passées de mode. Et pourtant… Les spécialistes du Web3 voient au contraire dans ce retournement l’occasion de dépasser le côté « gadget » pour transformer en profondeur les organisations et le web, trop centralisé. Un article également disponible en version audio.
Écoutez cet article :
« En 2022, tout le monde parlait de métavers, il fallait absolument y aller. Aujourd’hui, c’est sauve-qui-peut. » Armand Derhy, directeur-fondateur de Paris School of Technology & Business, résume bien le phénomène de hype qui a porté ces derniers mois les technologies Web3. Le marché a aussi été échaudé par les opérations de buzz à outrance autour des NFT. Sans compter la frénésie spéculative qui a touché les cryptomonnaies. Ces excès de jeunesse vont-ils détourner à long terme les entreprises des possibilités « révolutionnaires » des technologies basées sur la blockchain et les smart contracts, ces protocoles informatiques décentralisés, infalsifiables et irrévocables ? Rien n’est moins sûr.
« Il n’y a pas eu d’effondrement des cryptos », tient à préciser d’emblée Nicolas Louvet, CEO de Coinhouse, première plateforme française enregistrée en tant que prestataire de services en actifs numériques auprès de l’Autorité des marchés financiers. « Au contraire, il s’agit de valeurs résilientes au regard de la dépréciation de l’euro, de la dette colossale des États ou de l’inflation, d’autant que leur valeur a globalement progressé depuis 2017 », se félicite-t-il. Cryptos et Web3 sont indissociablement liés. « La crypto, ce n’est pas qu’une monnaie, une valeur financière, c’est la matière première de cette infrastructure mondiale qu’est le Web3 », explique Hadrien Zerah, président de Nomadic Labs, le principal laboratoire de recherche et de développement de la blockchain Tezos.
Pourtant, « 2022 a été une annus horribilis », rappelle Stéphane Arnoult, directeur de Webedia3, la structure dédiée du groupe de médias Webedia. « Mais cela n’a touché que la partie émergée de l’iceberg, les cryptos et les NFT. Cet épisode a montré la capacité de résilience du modèle Web3 », confirme-t-il. Stéphane Distinguin, fondateur du cabinet de conseil en transformation numérique EY Fabernovel, est encore plus direct. « La folie autour des cryptos a conduit a une forme de "ruée vers l’or" numérique : certains en ont profité pour faire les poches des orpailleurs. Pour autant, l’iceberg Web3 va-t-il fondre avec l’eau du bain ? Pas l’essentiel, la partie immergée, c’est-à-dire le concept et les infrastructures qui sont là pour durer », estime-t-il.
Lire aussi : Web3, cinq cas au-delà du virtuel
Cette retombée de la hype n’a d’ailleurs pas que des effets négatifs, estiment les spécialistes. « Le niveau de vigilance s’accroît sur les sujets liés au Web3, en particulier en France sur le sujet des cryptos », rappelle Pauline Adam-Kalfon, associée chargée de l’activité Web3 chez PwC France et Maghreb. « Certains pure players ne pourront pas passer au niveau supérieur d’exigence, cela va assainir le marché », se félicite-t-elle. « Si cela permet de faire le ménage, tant mieux ! », renchérit Stéphane Arnoult, de Webedia.
Les soubresauts du Web3 n’ont manifestement pas fait reculer les entreprises sur leurs projets dans ce domaine. « On est passé d’une phase de spéculation et de hype à une phase d’élaboration de cas d’usage et de recherche de création de valeur, constate Karen Jouve, CEO de l’agence spécialisée Doors. Alors qu’il y a un an, la tendance était de faire un drop de NFT et de chercher à générer des millions, aujourd’hui les entreprises sont entrées dans une phase de cadrage stratégique ; elles sont beaucoup plus vigilantes sur les enjeux technologiques, financiers et juridiques. » Une poursuite des projets Web3 que confirme Pauline Adam-Kalfon : « Il y a de nombreux POC en cours - pas forcément disruptifs - mais qui permettent aux entreprises de mettre le pied à l’étrier des technologies Web3. » Marc Mathieu, cofondateur du Studio Web3 chez Salesforce, partage ce point de vue : « On est dans la période d’appropriation de ces sujets. Les entreprises ont bien compris ce qui marche et ce qui ne marche pas. Pour entrer dans la phase d’industrialisation, elles devront trouver ce qui peut être déployé à l’échelle industrielle ; il n’y a pas encore de killer app qui fait basculer le marché. »
« Si la démonstration des possibilités du Web3 et des organisations décentralisées est encore en cours, c’est toutefois le bon moment pour les entreprises pour s’y intéresser, revendique Stéphane Distinguin. Nous avons passé les premiers aléas de jeunesse, cela leur permet d’acquérir l’expérience nécessaire avant l’adoption massive dans une période moins agitée. »
Lire aussi : 5 initiatives qui propulsent le sport dans le Web3
« Le Web3 est un changement total de paradigme, estime de son côté Bao Tu Ngoc, Web3 innovation lead chez Accenture Song. Après les promesses initiales du Web1, la centralisation du Web2 autour des Gafam, les consommateurs et les marques cherchent à reprendre la main sur leurs données numériques. » Et le spécialiste Web3 du cabinet de conseil de poursuivre : « Les marques pensaient avoir trouvé le graal avec la communication via les réseaux sociaux, mais elles ont désenchanté depuis : il y a bien un "freedom of speech" mais pas de "freedom of reach". »
Dans un contexte où il n’y aura bientôt plus de cookie tiers et alors que les coûts d’acquisition de clientèle sont devenus stratosphériques, et que les marges se réduisent, le Web3 va transformer en profondeur la relation client. « Le Web3 redonne aux utilisateurs le pouvoir de maîtriser leur patrimoine numérique et de générer une nouvelle forme de data, abonde Pierre-Nicolas Hurstel, CEO et cofondateur d’Arianee, promoteur d’une blockchain dédiée aux produits rares. Un NFT, c’est aussi une zero party data. »
Depuis le début de l’année, ChatGPT et l’intelligence artificielle ont détrôné le métavers et les NFT en tête des buzzwords et à la une des médias. Cette nouvelle vague de hype va-t-elle envoyer aux oubliettes le Web3 ? « Ce n’est pas l’un ou l’autre, Web3 contre IA, mais l’un avec l’autre », prédit Marc Mathieu. Une analyse que soutient Benjamin Lévy, vice-président et managing partner de l’agence digitale WNP : « L’IA va être un vecteur de scalabilité des technologies Web3. Elle va permettre de traiter la masse colossale de données liées au Web3 ou de générer des éléments du métavers qui mobilisent aujourd’hui un temps important des graphistes ou des développeurs. » Et si l’IA était l’outil qui manquait pour passer justement à la phase d’industrialisation du Web3 ?
Lire aussi : Le Web3, nouvelle frontière du luxe
La décentralisation du Web3, la riposte anti-Gafam ?
« Il y a une lassitude du modèle imposé par les Gafam ; les marques essayent de sortir de leur dépendance à Google ou Facebook. » Ce constat d’Adrien Ohannessian, cofondateur de Renaissance, jeune agence spécialisée Web3, est largement partagé. « Les technologies Web3 offrent une porte de sortie à cette dépendance », abonde Benjamin Lévy, vice-président et managing partner de l’agence digitale WNP.
Le Web3 a justement pour principe la décentralisation des infrastructures, de la propriété et des décisions. « Le principe de décentralisation des actifs numériques est une véritable révolution pour la communication numérique telle qu’elle est pratiquée depuis les années 2000 », poursuit le VP de WNP. « Dans le domaine du marketing, la décentralisation offre la possibilité aux communautés de se réapproprier un certain pouvoir sur la marque, ce qui va renforcer le lien avec celle-ci, pronostique Marc Mathieu, cofondateur du Studio Web3 du spécialiste de la relation client Salesforce. Cela permet de donner une certaine symétrie au principe de loyauté. La marque espère une certaine loyauté de ses clients, mais les clients attendent aussi la loyauté de la marque vis-à-vis d’eux », par exemple via la distribution de NFT de fidélisation, comme l’ont initié Starbucks ou plus récemment Picard en France.
Au delà des conséquences sur le secteur de la communication, la conception actuelle façonne toute l’économie et les échanges. « La centralisation du web génère des points d’inefficacité dans les organisations, critique Hadrien Zerah, président de Nomadic Labs. Le Web3 permet de faire sauter ces verrous. La blockchain permet notamment d’optimiser les coûts via la décentralisation des infrastructures. »
Cette décentralisation n’était-elle pas justement la grande promesse des débuts d’internet ? « L’histoire du web et du numérique, ce sont des mouvements de balancier permanents entre décentralisation et centralisation. Depuis longtemps, s’opposent les modèles des césaristes pragmatiques, représentés par les Gafam, et des technophiles utopistes, promoteurs de modèles totalement décentralisés », rappelle Stéphane Distinguin, fondateur de EY Fabernovel. Comment les géants du web vont-ils réagir face à cette tentative de se soustraire à leur oligopole numérique ? « L’épée de Damoclès de la centralisation du web sera toujours au-dessus de nos têtes », prévient Bao Tu Ngoc, Web3 innovation lead chez Accenture Song. « Ce qui est sûr, c’est que les Gafam ne vont pas en rester là », résume Stéphane Arnoult, directeur de l’entité Webedia3.