CHRONIQUE

Au moment où la géostratégie s’invite dans les sujets qui font nos fins de mois et nous font craindre la fin du monde, notre vraie nouvelle frontière en matière d’économie et d’innovation n’est plus géographique. Elle semble durablement définie par la migration de nos activités vers les modèles d’IA dite générative.

Dans les prolégomènes du procès de Google, intenté par le Département de la Justice et onze états pour pratiques anti-concurrentielles aux États-Unis, émerge un nouvel argument : l’intelligence artificielle aurait dû rebattre les cartes. Pourtant, malgré l’ajout de nouvelles fonctionnalités issues du partenariat avec OpenAI, la part de marché du moteur de recherche de Microsoft, Bing, a à peine bougé. Si même Microsoft, allié à la start-up la plus innovante du domaine, ne fait pas ciller le leader au début d’un nouveau cycle, qui le pourra? De même, ce mois-ci, trois géants de la musique ont attaqué à Nashville le rival d’Open AI, Anthropic, qui prendrait modèle sur leurs catalogues, au moment où la start-up révèle les investissements de 4 et 2 milliards respectivement d’Amazon et de Google. Contrairement au téléchargement illégal, les acteurs traditionnels réagissent vite et ils savent où et comment attaquer des entreprises qui intenteraient à leurs droits. Statu quo post bellum ? Disons plutôt que les start-up qui avaient fait le numérique jusque-là ne semblent plus les acteurs principaux de cette nouvelle phase.

En science, une étude récente établit que le déluge d’informations en biologie provoque des conclusions parfois radicalement différentes entre chercheurs qui utilisent pourtant les mêmes séries de données. On parle beaucoup des biais et des incohérences de l’intelligence artificielle. Pourtant, l’incohérence et les incidences des choix de méthode ou même la taille des échantillons retenus peuvent provoquer des différences d’interprétation, de bonne foi, bien plus manifestes encore. La seule solution ? La collaboration pour la recherche entre les humains et les outils numériques d’apprentissage neuronal profond ! Ce sont eux qui vont permettre d’établir des consensus plus facilement voire, au commun des mortels, de s’approprier des études essentielles. L’intelligence artificielle est la promesse d’une meilleure recherche scientifique grâce au consensus des chercheurs et une bien plus rapide et large diffusion de leurs travaux. Voici une excellente nouvelle mais il en existe de très mauvaises.

Information et sécurité sont toujours plus liées, et l’intelligence artificielle générative leur fait vivre sous nos yeux un mouvement inquiétant et opposé, comme deux aimants qui se repoussent. Le journal Libération a fait sa une d’une photographie comprenant une image produite par une intelligence artificielle. Le choc de la photo était tel qu’il justifiait de prendre ce risque, selon le quotidien dont les journalistes, comme nous tous, sont soumis à une floppée d’infox désormais toutes plus vraies que nature sur les réseaux sociaux. Comment imaginer désormais une information temps réel quand même la rédaction d’un quotidien se fait piéger ? Il faudra prendre le temps de vérifier et de valider images et sources encore plus qu’auparavant. Au contraire, en matière de sécurité, puisque la vérité sera plus difficile à démêler, nous ne pouvons que regretter l’avantage concédé dans ce nouveau paradigme à l’agresseur. D’abord, parce qu’il est désormais moins évident de tracer et d’attribuer une attaque, les plus belliqueux préféreront l’initier plutôt que de la subir. Ensuite, la manipulation de l’information peut masquer les véritables intentions de l’attaquant voire changer sa perception par le public. Voici la pire des nouvelles. 

Du techno-optimisme au techno-réalisme

Ceci explique qu’enfin, dernière actualité de ce mois décidément très riche sur la frontière de l’intelligence artificielle, on ne croit plus autant au techno-optimisme. Marc Andreessen, que nous étions toute une génération d’entrepreneurs à avoir choisi comme maître après l’édito le plus important de la tech en vingt ans , « Why Software is eating the world », fait flop, gêne même, avec son « manifeste techno-optimiste » paru ces jours-ci. Le magazine Wired dont c’est pourtant le fonds de commerce dit que le texte est digne d’une « Ayn Rand ressuscitée en auteur sur Substack » (chantre du libertarisme pour newsletter) et que s’il devait avoir une bande-son, ce serait la chevauchée des Walkyries. À côté de la plaque. La frontière a bougé et là encore cette remise en question du progrès pour le progrès, si elle ne date pas d’hier, se matérialise avec une acuité radicalement nouvelle. Quand Andreessen nous engage à accélérer toujours plus car l’intelligence artificielle peut sauver des vies humaines, le gouvernement du Royaume-Uni admet son incapacité à réguler efficacement et décide, toujours en octobre 2023, de mettre en place une commission de sécurité sur le sujet. Des juristes indépendants estiment que le gouvernement, un des plus avancés au monde en matière d’intégration de l’intelligence artificielle dans ses services, se dirigerait vers un scandale d’État à cause de ces systèmes qui reproduiraient des discriminations sociales… Derrière la frontière, bienvenue dans le techno-réalisme.

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