La guerre en Ukraine a totalement redessiné la campagne électorale, interrogeant en profondeur notre rapport à la démocratie. L'occasion de revoir l'adaptation des règles médiatiques à notre nouveau champ politique.
Alors que l’idéal démocratique est en érosion continue à travers le monde, alors qu’en France les citoyens se désintéressent plus que jamais de la campagne électorale qui leur permettra de choisir leur président, ironie de l’Histoire, en plein cœur de l’Europe un peuple s’arme pour défendre sa démocratie. Face aux populistes et aux autocrates, notre lassitude démocratique est un péril trop sous-estimé, qui prospère avec l’abstention, la défiance envers les partis politiques, le désintérêt de nos concitoyens pour la chose publique. Mais, reconnaissons-le, les électeurs ne sont pas seuls en cause ! Le système politique français est en crise, comme le reflète une campagne électorale qui va s’achever sans avoir jamais commencé.
Les raisons en sont multiples. Au-delà même de la faiblesse des candidatures proposées à notre choix en cette présidentielle, c’est d’abord l’offre politique qui est inadéquate à la demande. Une partie de l’électorat populaire de gauche attend plus de fermeté que n’en propose la gauche sur les questions régaliennes, la sécurité, l’immigration. La droite, qui portait traditionnellement ces sujets, s’est délestée de son dogme libéral, elle devient donc un vote possible pour un plus large électorat, mais elle est elle-même en pleine recomposition (décomposition) face à l’extrême-droite. À ces errances s’ajoute l’absence de sujets de débat suffisamment consistants pour nourrir la discussion démocratique. Les thèmes vont et viennent, une priorité chasse l’autre, au gré des faits divers et d’une actualité qui ballotte les candidats. Autrefois, les politiques étaient des éditorialistes qui fixaient le sujet de la discussion, ils sont désormais des commentateurs de l’actualité.
Pari turfiste
Ces mues diverses et partielles expliquent le paysage de désolation que l’on observe : des électeurs qui se détournent des urnes, qui changent d’avis jusqu’au dernier moment faute de savoir à qui se vouer, et des candidatures qui, derrière celle du président sortant, se trouvent presque toutes au même étiage. De plus, l’inadéquation de l’offre de gauche, et la reconfiguration encore incomplète de la droite, nourrissent le dévoiement des pratiques de vote : les élections se font par défaut. Voter ainsi relève plus du pari turfiste que du choix démocratique !
Le deuxième facteur est l’invisibilisation de la campagne présidentielle. Elle naît justement de l’incapacité de notre personnel politique à penser une communication visuelle. Car nos élites politiques d’aujourd’hui ont le logiciel d’hier : incapables de préparer une communication adaptée au nouvel univers médiatique dans lequel nous vivons, incapables d’une réelle présence, que ce soit dans les rares émissions politiques ou sur la scène de leurs propres meetings. Elles méconnaissent l’enjeu de l’image et de l’authenticité qu’elle révèle. Or si le mensonge ne s’entend pas, il se voit ! Ce que le regard citoyen évalue, c’est d’abord la sincérité des politiques, surtout pour une présidentielle où la personnalité du candidat est si importante.
Rares sont les performances politiques qui sortent un peu de ce marasme. La plupart des candidats à la présidentielle ne savent pas travailler l’image. On l’a vu avec le décrochage de Valérie Pécresse : un mauvais meeting peut faire dévisser une bonne technicienne.
Derrière l’image, c’est bien le discours politique des candidats à la présidentielle française qui fait appel à des principes obsolètes, relevant de la rationalité froide et du virilisme. En face du personnel politique, loin d’eux, les Français sont passés à l’image, à l’instantané, au primat de l’émotion, et à des valeurs plus féminines (qui peuvent bien sûr être portées par des hommes). Incapables de parler à leurs concitoyens, et de les entendre, nos politiques sont coupés du pays réel, enfermés dans le formalisme et l’abstraction.
Le décalage avec ce que vit, et voit, un citoyen aujourd’hui se révèle de façon frappante dans l’adhésion que l’opinion publique mondiale apporte à un Zelensky face à un Poutine : là où le second trahit sa violence par des mises en scène figées de spectre mortifère, le premier a su montrer l’image émouvante d’un homme en lutte qui, depuis sa clandestinité, envoie le vivant témoignage de la liberté en marche. Armé d’un iPhone et de sa seule sincérité, Zelensky est devenu un héros en trois vidéos d’une minute, relayées par les télés du monde entier !
Échos
Il est logique que l’invasion de l’Ukraine fasse passer au second plan la campagne électorale française, mais il est plus étonnant de voir à quel point le péril mondial qui s’y joue révèle d’étranges échos dans notre situation nationale.
Ceux qui croient que les réseaux sociaux ont radicalement changé la donne des campagnes présidentielles se trompent. Si on considère les réseaux comme la panacée, au lieu de s’intéresser au contenu qu’on y fait circuler, on ne fait que perpétuer l’atonie de la campagne. Car loin d’être de nouveaux vecteurs démocratiques, ils sont par nature des instruments d’auto-persuasion, où les citoyens sont enfermés dans des communautés d’idées qui n’ont rien à voir avec l’affiliation réfléchie. Pour créer du mass médias via les réseaux sociaux, il faut produire un contenu qui casse les codes et les frontières, et dont la qualité permette de battre l’algorithme. C’est ce que Zelensky a su faire, en révolutionnant la communication de guerre, pour s’adresser à un public qui dépasse le cercle de ceux qui s’intéressent à l’Ukraine. Le parallèle est cruel avec la communication déployée en France par les candidats à l’élection présidentielle, qui ne savent pas franchir la barrière de l’intelligence artificielle. Par contraste avec ce risque d’enfermement, la télévision a, par nature, le pouvoir de parler à tous, car elle montre des images et crée des instants partagés. Voilà pourquoi la télévision reste pour moi le principal vecteur démocratique. Or, ce média est justement muselé par les règles qui encadrent sa participation au processus démocratique.
En France, la campagne électorale déserte les écrans au moment où elle entre dans son moment décisif. Les règles fixées par le CSA, censées garantir le cadre démocratique offert par la télévision et la radio, aboutissent à son impuissance. Dans les 15 derniers jours du scrutin, alors qu’on espère enfin pouvoir se passionner pour la campagne, s’applique la règle de l’égalité stricte du temps et du cadre de parole, imposant aux chaînes de télévision d’inviter chaque jour à la même heure chaque candidat. Comme elle est impossible à mettre en œuvre, les chaînes s’autocensurent et renoncent à proposer un véritable contenu politique, se contentant des quelques pastilles officielles, et d’un ou deux débats réunissant tous les candidats. Il en résulte des émissions où les orateurs ont la vivacité et la richesse intellectuelle d’un bot. Ainsi, par un absurde mouvement, la campagne s’éloigne au fur et à mesure que l’on se rapproche du scrutin : le French paradox est une French Asymptote !
Échange démocratique
Après avoir esquissé ce diagnostic d’une campagne présidentielle qui n’aura pas eu lieu, je me permets de formuler une proposition, qui est moins une « reco » de spin doctor, qu’une suggestion de citoyen inquiet.
Pour renouer l’échange entre les citoyens et les politiques, il faut d’abord rendre sa place à ce moment d’échange démocratique qu’est une campagne. Pour cela, on doit pouvoir utiliser le potentiel démocratique du medium télévisuel. Cela implique d’abord de modifier les règles de l’égalité édictées par le CSA, pour conserver seulement l’égalité du temps de parole, sans la stricte identité d’exposition. Cela implique ensuite que les chaînes de télévision aient la latitude d’organiser différents débats, qui regroupent les grands candidats d’un côté, les petites candidatures de l’autre, comme c’est le cas en Allemagne. Cela implique enfin de donner aux candidats la liberté d’utiliser les fonds de campagne de la manière comme ils le jugent bon, y compris en permettant la publicité pour les partis politiques. Cela permettrait de faire baisser l’abstention en rendant une nouvelle visibilité à la politique.
C’est une proposition qui peut sembler mineure par rapport à la tragédie qui se joue en Ukraine. Mais rien de ce qui peut contribuer à renforcer la vie démocratique, et l’attachement des citoyens à la démocratie, ne doit être négligé, tant qu’il en est encore temps !
Dans ce combat pour des gestes politiques qui paraissent si ordinaires et qui sont pourtant si essentiels, la communication doit jouer pleinement son rôle. Pour la première fois, en ce XXIe siècle, la brutalité de la guerre va être exposée, en temps réel, aux regards de tous à travers le monde, justement parce que les moyens de communication se sont démultipliés – et l’on peut espérer que c’est précisément pour cette raison que la Russie, malgré ses capacités de désinformation, ne l’emportera pas sur la jeune, et vivante, démocratie ukrainienne. Mais nous devons aussi accomplir dans les vieilles démocraties le réveil citoyen qui leur rendra la force qu’elles n’ont plus. Ce que l’Ukraine nous révèle, c’est que jeunes ou vieilles, les démocraties sont fragiles, et que leur défense doit s’engager par tous les moyens, auprès de tous les citoyens, à tous les instants de leur vie, pendant les crises aiguës comme pendant les campagnes électorales. C’est aussi à nous, communicants, de prendre nos responsabilités pour y contribuer !