Cette année aux Cannes Lions, le marché a ri, (enfin) arrêté de mettre le purpose à toutes les sauces et s’est interrogé sur le potentiel de l’IA, tout en commençant à éprouver pour la technologie omniprésente une légère lassitude. Retour sur le festival 2024, entre sable et pixels.
1. Le retour de l’humour
« A joke can become a Grand Prix » [Une blague peut remporter un Grand Prix]. Anselmo Ramos, cofondateur de l’agence Gut et président du jury Brand Experience & Activation, ne tarissait pas d’éloges sur le grand gagnant, les céréales Pop Tarts et leur agence Weber Shandwick New York pour « The First Edible Mascot ». Une merveille d’humour absurde dans l’opération, qui voit l’ultra-mignonne petite mascotte se suicider en direct dans un grille-pain, avant d’être dévorée par les supporters des matches de « college football ». « C’est bizarre, c’est malaisant, c’est du génie ! C’est stupide au meilleur sens du terme », s’est enthousiasmé Anselmo Ramos. Autre exemple, dans la catégorie Health & Wellness, c’est également une campagne maniant la dérision qui a remporté le Grand Prix. Dans « The Last Barf Bag » de FCB Chicago pour Dramamine, les sacs à vomi, rendus inutiles par un médicament contre le mal des transports, deviennent des objets de collection. C’est pas trop tôt : enfin, ça y est, l’humour revient à Cannes ! Comme le résume Lucie Vallotton, creative senior chez TBWA Paris et jurée du prix Design : « Globalement, il y a un vrai retour de l’humour et du playful, on sent que, le monde étant si anxiogène ces derniers temps, les marques ont besoin de toucher leur public d’une façon plus personnelle, plus inclusive, plus universelle. Et l’humour est définitivement une très belle manière de casser les barrières et rassembler les gens. »
2. L’ère du post-purpose
On n’osait plus en rêver. On en avait tellement soupé… Depuis des années, les Cannes Lions se la jouaient super-héros, Médecins du Monde de la com, avec ces campagnes dont on ne traduisait même plus le nom en français – le « purpose » [communication responsable ?]. Lors de la conférence d’annonce des prix du 17 juin, Marco Venturelli, président en charge de la création de Publicis Conseil et président du jury Outdoor, lâchait une bombe : « Nous nous situons désormais dans l’ère du post-purpose. Cela faisait trop d’années que les marques proposaient des campagnes “purpose” sans réel lien avec leur business model, parfois, d’ailleurs, avec un certain cynisme. Maintenant, le purpose, c’est un prérequis, c’est la base. Nous sommes là pour montrer que l’on peut réaliser des campagnes réellement utiles, tout en restant fidèle à sa marque, et sans sauter sur les sujets à la mode. »
De son côté, John-Paul Forero, president & CCO of DDB Colombia et président du jury Print & Publishing, se montrait définitif : « On ne peut plus récompenser n’importe quelle cause pour n’importe quelle marque. » Les jurés en avaient-ils, eux aussi, ras la bonne conscience du purpose, depuis des années, sans oser le dire ? Simon Vicars, chief creative officer at Colenso BBDO et président du jury Audio & Radio, a tenu à « remercier les Cannes Lions, qui nous ont permis d’étudier longuement et en détail les campagnes “purpose” et de les remettre en question. Aujourd’hui, les marques qui sont les vraies porteuses du “purpose” ne sont pas celles qui font de la philanthropie à côté. Ce sont celles qui lient leur identité à des causes, tout en donnant un impact à leur business. » « Nos trois Gold et notre Grand Prix ont fait plusieurs choses : créer du profit, générer des conversations et challenger les normes », a de son côté souligné Rose Herceg, présidente Australie et Nouvelle-Zélande de WPP et présidente du jury Creative Data, dont le Grand Prix a été remis à McCann Poland, Varsovie pour une opération ayant permis de lutter contre la xénophobie à l’égard des réfugiés ukrainiens en Pologne grâce à l’analyse de données financières.
In fine, quel visage aura le post-purpose ? Un peu le même, en plus franc du collier, comme l’explique Lucie Vallotton : « Le purpose est toujours présent mais de manière moins anecdotique, il sert un vrai point de vue de marque comme on peut le voir dans des projets comme Orange × WoMen’s football, Sol Cement × Sightwalks ou Pedigree. » « Il s’agit désormais de trouver le juste équilibre entre approche commerciale et créativité », appuyait Kat Thomas, fondatrice, CCO de One Green Bean et présidente du jury PR. Une question aussi de crédibilité pour la marque. « Au fond, comme beaucoup d’entre nous, les marques veulent être utiles, donner du sens à leurs actions, avoir un impact sur le monde dans lequel elles évoluent. Mais en restant à leur place. Là où ces dernières années on a pu avoir le sentiment que les entreprises s’achetaient une bonne conscience à grands coups de communications lénifiantes, pas toujours très sincères et parfois même à côté de la plaque », synthétise Matthieu Elkaim, président et chief creative officer d’Ogilvy Paris. Le « purpose » doit être « game-changing », mais aussi « scalable » [adaptable à grande échelle]. Un « purpose » dont le « purpose » premier… est de générer du ROI !
3. L’IA fatigue, déjà ?
On l’a entendu pour la première fois sur la Croisette : comme avant elle l’« ad fatigue » des consommateurs traqués par les marques, la « dating fatigue » des déçus des applis de rencontre, l’« AI fatigue » guette déjà, semble-t-il, le milieu publicitaire… Il faut dire qu’entre les différentes plateformes développées par les grands groupes de com, les divers outils présentés pendant le festival par les géants de la tech et des ad techs, Cannes avait des airs de ZAC de l’IA… Épuisant. D’autant que, cette année, on n’a encore une fois pas grimpé aux rideaux devant les incroyables possibilités de l’IA. « La vérité, c’est que la technologie devient invisible, mais qu’on la devine, pour notre plus grand plaisir », nuance Amy Ferguson, chief creative officer de Special US et présidente du jury Social & Influencer – lequel a récompensé « Handshake Hunt » pour Mercado, une chaîne de retail qui propose des discounts à ses clients à chaque fois qu’une poignée de main est diffusée à la télévision.
Au fond, de l’avis de plusieurs experts, après l’hystérie IA de l’an passé, on se trouve actuellement dans un entre-deux. On n’arrive pas encore bien à appréhender les capacités de l’intelligence générative, dont le rendu est encore souvent vilain. Et même l’astuce créative qui consiste à se moquer des ratés de l’IA sent déjà le vieux coup… Sans compter qu’elle n’est pas systématiquement utile pour briller et se démarquer, bien au contraire. En témoigne la campagne « Meet Marina Prieto » imaginée par David Madrid pour JCDecaux en Espagne, couronnée du Grand Prix Creative B to B. Dans ce cadre, le visage d’une petite mamie inconnue a été placardé partout dans le métro, suscitant curiosité grandissante et retombées en nombre pour la marque… qui a donc rempli son objectif, promouvoir l’efficacité du média affichage. « Une idée B to B simple et intelligente qui prouve que vous n’avez pas toujours besoin d’utiliser l’IA ou les technologies de nouvelle génération pour percer », a notamment remarqué Andisa Ntsubane, directeur exécutif de la marque, du marketing et des communications chez Vodacom Group et président du jury Creative B to B.
4. Entertainment à impact
« Entertainment » ne va pas, semble-t-il, sans « impact ». Petit ou grand. On pense bien sûr au Grand Prix décroché par Marcel pour Orange dans la catégorie Entertainment for Sport. Le football féminin peut lui dire merci, pour avoir contribué à changer la façon dont il est perçu. Autre prix marquant, le Grand Prix Entertainment décroché par Creative X (Meta) et Modern Arts pour leur client WhatsApp. « We are Ayenda » montre la façon dont des footballeuses afghanes ont pu s’enfuir d’un Afghanistan tombé aux mains des Talibans en communiquant via l’application. Un hymne au « pouvoir de la sororité et [un rappel du] droit humain à la privacy », a salué Geoffrey Edwards, managing director de l’agence Gale et président du jury Entertainement. Même chose dans la catégorie Entertainment for Gaming. Le film ayant reçu le Grand Prix, « The Everyday Tactician » de McCann London pour Xbox, narre l’histoire (vraie) d’un gamer devenu football manager du club anglais de Bromley après avoir postulé via le jeu Football Manager 24 – la seule manière de le faire – et fait la preuve de ses compétences lors de matchs virtuels. Un impact très concret donc, tant pour le premier concerné que pour le club et pour Xbox. La campagne coche toutes les cases : « l’engagement de la communauté, le côté multifacettes ainsi qu’un impact pour la marque et des résultats tangibles », a apprécié Lydia Winters, chief storyteller de Mojang Studios et présidente du jury. Sans oublier non plus la démonstration que les compétences acquises dans un jeu vidéo peuvent se transférer dans le monde réel.
« L’Entertainment est devenu le nouveau Film », nous confessait Olivier Lefebvre, président et directeur de la création de l’agence Fred & Farid Paris, également juré dans la catégorie Entertainment. Il n’y a qu’à voir l’un des deux vainqueurs du Grand Prix Film : il s’agit encore une fois du film Marcel pour Orange. Une campagne certes très bien exécutée, avec un message fort mais dont la réalisation n’a fait appel « qu’à » des images d’archives et du travail en postproduction. À ses côtés, également gagnante du Grand Prix Film, la comédie musicale « Play It Safe » réalisée par l’agence The Monkeys pour l’Opéra de Sydney, est superbement orchestrée, avec des paroles très engagées rappelant que parfois il faut savoir briser les règles et sortir du cadre pour voir naître de belles choses. Encore une fois, l’idée est belle mais le craft semble avoir été mis de côté…