Nouveaux gains de budgets, bilan de l’année 2023, rôle sociétal et politique des agences… Mayada Boulos et Julien Carette, coprésidents d’Havas Paris, font le point à l’heure où l’agence fête ses 35 ans.
Comment se porte Havas Paris, à l’heure où elle fête ses 35 ans ?
Mayada Boulos. Ce qui me frappe, c’est qu’à 35 ans, Havas Paris est plus que jamais en phase avec son époque. Et les fondamentaux économiques sont très bons : avec 81,7 millions de marge brute en 2023 contre 75,8 en 2022, la dynamique est forte, notamment sur la marque employeur, le consulting, l’événementiel, le social… Sur le social media, la marge brute a doublé l’année dernière pour atteindre 6 millions d’euros. Même si comme tout le monde, nous sommes prudents en ce début d’année.
Est-ce que cela se traduit par le gain d’un nouveau type de clients ?
Julien Carette. Notre enjeu était d’aller chercher de nouvelles marques au-delà du corporate et de l’influence où l’on est très forts. La mécanique a pris, puisqu’on a gagné par exemple Mousline en publicité ou le café L’Or en social media… Nous sommes également devenus l’agence lead du programme paneuropéen de CRM du groupe Westfield. Côté distributeurs, nous avons remporté Aldi en communication interne avec une équipe composée d’Havas Paris People, Havas Commerce et Stéphane Gaubert en création. Idem avec la Société du Grand Paris qui nous a confié toute la communication stratégique de la marque.
M.B. Nous sommes désormais invités et gagnons des pitchs sur lesquels nous n’avons pas toujours été consultés : je pense à Uber, par exemple, sous l’impulsion de Séverine Autret [vice-présidente chargée des activités créatives et publicitaires d’Havas Paris], ou encore à Sofitel, marque pour laquelle nous allons sortir dans un mois tout un travail sur l’identité visuelle mené en trio avec W et l‘agence de design britannique Conran.
Et nous avons également développé une expertise sur les marques médias comme Paris Match, Les Echos, La Tribune Dimanche ou encore Geo… Notre fierté, c’est enfin la reconduction de budgets dont nous sommes très heureux : La Poste, ADP, l’Ademe, Engie (influence) et EDF (social et content)…
Vous êtes en train de renforcer votre pôle social media…
J.C. Oui, nous recrutons un nouveau COO, Valentin Grimaud, qui vient de Reputation Squad. Il arrive le 18 mars pour étoffer Havas Paris Social, au côté de Ludovic [Chevallier], Axel [Thomasset] et Anthony [Bober]. Nous avons par ailleurs monté un partenariat avec la Creator Family qui regroupe 70 créateurs de contenus indépendants.
L’agence fête ses 35 ans…
M.B. L’agence est née en même temps que Rihanna et Les Guignols de l’info. Elle a connu des événements de grande ampleur comme la chute du mur de Berlin, l’apparition du portable, la mise en place de l’euro, l’arrivée de ChatGPT… L’agence a toujours été connectée à son époque, grâce à son ADN très sociétal qui lui permet d’être en pointe sur les signaux faibles. C’est l’agence qui a défriché le « brand content » à un moment où ce mot n’existait pas. En 2001, on sortait le livre Drogues : savoir plus, risquer moins [Seuil] pour le ministère de la Santé, distribué à 1 million d’exemplaires. Et l’agence a identifié, avant même la parution de La France sous nos yeux de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely [Seuil, 2021], la nécessité pour les marques et pour les entreprises de se reconnecter avec le local, en créant Havas Territoires, par exemple. Vous pouvez retrouver toute cette saga dans le livre « Histoire de com d’une agence pas comme les autres », rédigé par Benoit Lozé.
2023 a été une année record pour Havas Paris d’un point de vue créatif…
M.B. Havas Paris est rentrée dans la cour des grands en matière de création et de culture créative, c’est précisément ce que l’on a renforcé durant les dix-huit derniers mois. La cinquantaine de prix dont le Grand Prix for good à Cannes avec ADP et l’opération Anne de Gaulle en témoigne. Au-delà, KFC a été consacrée comme étant la campagne la plus efficace du monde par Kantar l’an dernier. Nous avons remporté un Gold Effie France et Silver Europe pour Crédit Mutuel ou encore le Grand Prix Stratégies de l’Influence pour Emmaüs et la campagne dans laquelle nous avons « hacké » Vinted. Bref, un palmarès qui a propulsé Havas Paris en 5e place européenne des Cannes Lions…
Et je dirais qu’outre son talent, la personnalité de notre directeur de la création Stéphane Gaubert a contribué à créer une sorte de camaraderie créative avec ses pairs et en participant à une véritable « équipe de France » de la création.
Comment vous définiriez Havas Paris aujourd’hui ?
M.B. Par trois éléments centraux. D’abord, la justesse dans la compréhension de la société. Ensuite, la force de l’idée et l’excellence de son exécution. Enfin, je dirais par son état d’esprit, joyeux, optimiste voire utopiste. Nous avons à la fois une forme d’enthousiasme et d’ambition pour la société. Nous avons adopté une tagline « bigger than life », en référence à notre histoire d’agence née sous Mitterand aussi, une sorte de cri de ralliement, qui est « Changeons la vie » (rires).
À l’heure où la publicité est questionnée, il est important de rappeler que notre métier n’est pas forcément un problème, mais potentiellement une grosse partie de la solution. Nous sommes persuadés que la communication a un grand pouvoir de transformation de l’économie, de la société, des comportements, des entreprises. Nous vendons des idées mais aussi des visions du monde. Et c’est précisément cela, la culture d’Havas Paris : dépasser le statut d’observateur des marques dans la cité pour en devenir un véritable acteur.
J.C. Pour changer le monde, il va falloir construire des nouveaux imaginaires. C’est-à-dire qu’il va falloir être capable de raconter que rouler en électrique, investir dans l’ISR ou manger bio, c’est cool. Le sujet de la publicité, c’est de créer du désir, de faire de la projection vers un univers de référence positif. C’est le sens de la campagne qu’on a faite pour l’Ademe « Posons-nous les bonnes questions avant d’acheter » qui dit : « au moment où je vais faire un achat, est-ce qu’il y a d’autres imaginaires possibles : louer, échanger, réparer ? »
Il y a un an et demi, Mayada prenait la coprésidence de l’agence, dans un contexte d’affaires liées à MeToo…
J.C. Je pense que cette crise a été un électrochoc qui a entraîné une prise de conscience très forte. On a ouvert les yeux sur des choses qui nous semblaient normales, qui ne l’étaient pas et qui ont changé. Au moins sur deux niveaux. D’abord, on a été capables d’écouter et d’entendre les souffrances de certains salariés et de les traiter vite, fort et de façon impartiale. En parallèle, on a lancé une profonde refonte de notre culture RH et de nos modèles managériaux.
Aujourd’hui, selon l’étude interne Havas Say 2024 à laquelle 80 % des salariés ont répondu, 95 % des salariés disent être heureux de l’ambiance et de la qualité de vie au travail et dans leur équipe contre 93 % en 2023. Et 83 % disent se sentir respectés dans l’agence (contre 81 %). Ces chiffres, qui sont en progrès, c’est peut-être ça l’élément le plus clair qui montre qu’on a totalement bougé dans la culture et la façon de challenger ces questions.
M.B. Aucune agence ou entreprise n’a réagi aussi vite et fort face à une crise, qui touche tout un secteur. Nous avons fait des ateliers avec plus de 200 salariés mobilisés. Ils ont challengé l’agence, sa culture de management. Et nous avons mis en place un programme de formation pour plus d’une cinquantaine de managers…
Au fond, notre force a été de saisir la crise pour en faire une opportunité de transformation, de ne pas voir l’évolution comme une sorte de réparation ou de revanche mais comme un progrès, quelles que soient les conditions qui ont provoqué ce changement. Le sujet est désormais derrière nous.
Comment l’agence s’est-elle emparée de l’IA ?
J.C. L’apprentissage de ces derniers mois, c’est que l’IA peut être clé dans les compétitions pour modéliser des assets créatifs qui auraient demandé beaucoup plus de temps à réaliser pour beaucoup plus cher. Nous avons formé toute l’agence, communauté par communauté, en testant des applicatifs empiriques issus d’expériences pratiques, de bidouilles, de tests réalisés par les plus aguerris. Certains modules nous viennent de start-up partenaires incubées à la Station F. Par exemple sur la production radio avec notre structure HCRLS, l’IA appliquée à la voix d’un comédien nous permet de faire des adaptations sans le faire revenir en studio. Nous bénéficions d’une avance considérable avec Converged, la plateforme propriétaire d’Havas, qui permet d’être très compétitif sur les nouveaux marchés de la production à très grande échelle. Nous sommes par ailleurs aidés par un deal mondial passé par Havas avec Adobe et la création démultipliée du studio Prose On Pixels.
Ceci dit, notre métier in fine c’est de trouver une idée, et pour cela, on n’a pas trouvé beaucoup mieux que le cerveau et le cœur humains.
Mayada, vous étiez annoncée au gouvernement, après la nomination de Gabriel Attal, avec lequel vous avez travaillé dans le passé ?
M.B. Vous comprendrez que je ne commente pas des rumeurs. Je peux en revanche vous dire deux choses sur Gabriel Attal que je connais très bien : il apporte et apportera beaucoup à la France, par sa compréhension des attentes de la société, et par le vent de fraîcheur et d’optimisme qu’il insuffle. Après, sur la question de la politique, ce n’est un secret pour personne, je suis comme l’agence née sous Mitterrand. J’ai une grille de lecture de gauche et je me reconnais volontiers dans le progressisme, notion d’ailleurs un jour qualifiée par Alain Finkielkraut de « thé dansant à bord du Titanic »… Je ne sais pas si nous sommes au bord du Titanic mais un thé dansant qui contribue à faire évoluer positivement la société, ça me va bien !
Pourquoi je vous dis ça ? Parce qu’au-delà de l’immense fierté que représente le fait de présider Havas Paris, je crois qu’une agence comme la nôtre a le pouvoir d’agir et qu’elle a un rôle politique avec un grand P.
Parce que qu’est-ce qu’il se passe aujourd’hui ? De nombreuses personnes s’accordent à dire que le monde économique est en train de se préparer à la victoire du populisme et de s’y résigner. On ne peut pas en vouloir au marché de vouloir contrer un choc économique, d’aspirer à la stabilité, on peut en revanche refuser de baisser les bras. Parce que si le marché est assez puissant pour anticiper une crise de cette nature, alors il l’est aussi pour empêcher qu’elle advienne. Je pense que les entreprises, les agences de com, en ce qu’elles sont capables de façonner les imaginaires, peuvent être utiles.