À entendre les agences, les conditions des compétitions se sont dégradées avec le temps. Indemnisation inexistante, deadlines irréalistes, quantité de livrables trop importante… on leur demande toujours plus, au risque d’être évincé. Pourtant dans le secteur de la publicité, y participer est une religion. C’est pourquoi les agences brisent le tabou et demandent des comptes aux annonceurs.
« La claque ». Derrière ce titre révélateur posté sur LinkedIn, Léoda Esteve, codirectrice du planning stratégique et directrice du développement de l’agence de publicité Marcel, lève le voile sur des pratiques déloyales portées par un annonceur lors d’une compétition. Elle dénonce un procédé délétère exercé par un ex-client, que la rédaction suppose être l'un des principaux acteurs du streaming musical. En effet, ce dernier décide en décembre 2022 de remettre son budget en compétition, à la suite d’une nouvelle gouvernance interne entraînant le besoin de renouveler sa plateforme stratégique. Aucun marieur n’est sollicité, tout se fait en direct avec leur client depuis trois ans, et malgré des conditions pas idéales, l’agence leur fait confiance. Jusqu’ici rien d’anormal. Bien que leur idée ait suscité un grand intérêt, Marcel n’est pas reconduite.
Le 11 avril 2023 sort la campagne de l’agence victorieuse, DDB Paris. Selon la planneuse, « cette campagne, c’est à 90 % la même que la nôtre. […] Le même concept, les mêmes mécaniques, une expression créative ultra-similaire », rapporte-t-elle dans son post. Le secteur de la pub est en ébullition. Tout le monde en parle, en off et même en on. Conséquence de ce post cathartique, quasi inédit ? Une libération de la parole. « Ce post est le résultat d’un grand manque de transparence. C’est comme un cri pour lever une omerta autour du pitch. Il n’y a pas une seule agence n'a pas vécu une situation similaire et pourtant nous gardons tous le silence. Je l’ai fait car en tant que manager, quand mon équipe est sur un pitch, elle est à 500% dedans et j’ai vu à quel point elle a été bouleversée. Je veux rappeler qu’il y a des humains derrière tout ça. Cela n'a rien à voir avec le fait d'être des mauvais perdants, nous avons déjà perdu dans le passé. C’est simplement l’expression d’un ras-le-bol, il faut trouver un terrain de jeu plus sain autour des compétitions privées », dénonce Léoda Esteve. Depuis, Marcel et l’annonceur en question se sont expliqués.
Un effet Me Too ?
Leur cas n’est pas isolé. Vestige archaïque de l’époque Mad Men, il fut un temps pas si lointain où L’Oréal rameutait au minimum quinze agences autour de la table pour répondre à un appel d’offres, sans contrepartie financière. Chez Stratégies, il est coutume d’entendre des histoires de compétitions qui ont mal tourné. Pourtant, à chaque fois que la rédaction souhaitait donner la parole aux principaux concernés, elle trouvait bien vite porte close. Jusqu’à maintenant. « Il y a clairement une libération de la parole et je pense que tout ce mouvement est la conséquence de Me Too. Les gens ne veulent plus souffrir au boulot et hésitent moins à parler. Cette souffrance vient de la surcharge de travail, très souvent liée aux appels d'offres. Pour y répondre, il faut au minimum 50 jours hommes travaillés gratuitement. Cela n’existe dans aucun autre métier », expose François Brogi, associé de l’agence Artefact 3000.
Selon l’AACC, les compétitions représentent 10% des coûts globaux (achat et temps humain) des agences. Un investissement non négligeable, surtout pour les petites structures. L’une d’entre elles a d’ailleurs souhaité prendre la parole sur le sujet sans dévoiler son identité : « Dans l’idéal, nous choisissons les compétitions selon les règles établies et leur clarté, avec des timings raisonnables, par exemple nous refuserions celles qui commenceraient en été et qui impliqueraient de ne pas avoir de vacances. Une seule compétition demande des investissements énormes pour l’amortir. Seulement voilà, le marché est en tension et parfois nous acceptons tout et n’importe quoi car nous n’avons pas le choix, au risque d'être exclus du secteur. » Désormais, les annonceurs ne pensent plus 360 mais par projet et les contrats long terme sont remplacés par du « one shot » (un coup). Ce mercato suffit à tendre le marché. « Sans oublier l’arrivée du digital et des réseaux sociaux qui ont démultiplié les assets, entraînant un rééquilibrage des rapports de force que les agences ont perdu face aux annonceurs », observe le coprésident de l’AACC, David Leclabart.
Putsch de pitchs
En plus de la tension financière que subit le secteur, s’ajoutent des entreprises d’un nouveau genre qui n’ont pas les codes de la compétition, des acteurs digitaux de type DNVB qui à peine nés grossissent à vue d’œil. « Très souvent, ils décident de faire des campagnes pour donner suite à une levée de fonds. Ils ont besoin de monter en croissance et en visibilité. Cette nouvelle flopée de marques très jeunes, qui n'ont pas l'habitude de la relation annonceur-agence, organise des pitchs dont les modalités en termes de brief, de budget ou de timing ne sont pas viables. Et dans le même temps, ce sont des acteurs intéressants à accompagner. Ils ont besoin d’éducation sur le sujet et devraient être accompagnés par l’AACC », invite Léoda Esteve. En décembre 2022, l’AACC a organisé pour la première fois le Procurement Day, où sont rassemblés les acheteurs, toute industrie confondue, dans le but de sensibiliser sur le business model des agences. Une pédagogie nécessaire, à tel point qu'une deuxième édition est prévue en automne.
Ce qui est sûr, c’est que les agences s’accordent à dire qu’une compétition ne s’est jamais aussi bien déroulée que par l’intermédiaire d’un marieur. Alors pourquoi ne pas le rendre obligatoire autour de la table ? « Premièrement, parce que tous les annonceurs ne savent pas que les marieurs existent, explique Stéphanie Pitet, associée fondatrice de Pitchville. Ensuite pour ceux qui nous connaissent déjà, ils ont plusieurs idées préconçues, notamment le coût trop élevé de nos prestations – qui ne dépassent pas les 15 000 euros –, l’idée qu’il vaut mieux tout faire en interne, que nous volerons le boulot du service achat… Mais faire du sourcing d’agences et proposer des recommandations est un job à plein temps. On ne négocie jamais à la place des acheteurs mais on peut les conseiller. » Tout comme leurs confrères et consœurs de chez VTScan ou The Observatory International, Pitchville se donne le rôle d’arbitre pour rappeler les bonnes pratiques : limitant les compétitions à quatre agences selon les budgets alloués, limitant également le nombre de livrables et rappelant la responsabilité des annonceurs notamment en termes d’indemnisation des agences même perdantes. « Statistiquement, il y a moins de sorties de route au sein des compétitions gérées par des marieurs », ajoute Stéphanie Pitet.
Plus belle la compétition
Les agences se plaignent des compétitions, pourtant elles retournent toujours sur le ring. Syndrome de Stockholm ou non, les avantages des pitchs restent nombreux pour les structures, à savoir l’argent, la notoriété ou tout simplement l’adrénaline. « Dès lors que les règles sont claires, participer à des compètes est sain, elles font partie intégrante de la vie des agences », témoigne une agence parisienne. David Leclabart, également patron de l’agence Australie.GAD, rappelle que « les agences et leurs patrons aiment la compétition car c’est un métier très compétitif ». Si les agences s’accordent à dénoncer un dérèglement des appels d’offres, elles restent néanmoins complices de ce système et tendent parfois le bâton pour se faire battre. « Les annonceurs ne sont pas les seuls fautifs, les agences sont capables de beaucoup de choses aussi. Si avant on ne disait rien et que maintenant on lève un peu le sourcil, in fine nous acceptons tous ces conditions de merde. Même chez les six, sept, grosses agences. Je pense que les mentalités doivent changer et que ce sont les agences leaders qui peuvent avoir un impact », enjoint l’associé d’Artefact 3000. Une camaraderie que s’accorde à prôner la directrice du développement de Marcel : « En Angleterre, les agences se respectent. Il serait bien qu’en France, l’industrie crée elle aussi une forme de coalition pour dire non lorsque les conditions d'une compétition saine ne sont pas réunies. Si 90% des agences respectaient les mêmes règles de participation, les annonceurs s'aligneraient. Cette solidarité pourrait rééquilibrer le rapport de force. »
Même si les agences rêvent d'un grand soir, rien ne vaut de bonnes vieilles règles. En avril 2022, une médiation de filière, initiée fin 2021 par la Filière Communication et menée sous l’égide du Médiateur des entreprises, a abouti à un document censé permettre d’optimiser chaque consultation publique de communication/création en appliquant les bonnes pratiques fondées sur les lois et réglementations en vigueur, ainsi que sur les conseils des professionnels. Ces lignes de conduite pour des consultations plus responsables et plus attractives dans les marchés publics rappellent le rôle d’un acheteur responsable et le calcul d’une indemnisation. Si ces bonnes pratiques se généralisent, l’attribution, par exemple, d’une juste indemnisation devrait permettre de réduire de 95% les impacts économiques et sociaux de la consultation. « Ce serait le juste cheminement, faire évoluer la Belle Compétition vers une compétition responsable. On a réussi avec l’État alors pourquoi ne pas y arriver avec le privé ? », lance l’AACC. Autre possibilité, les chemistry meetings. Il s’agit d’une rencontre en direct entre l’agence et l’annonceur, sur présentation d’un book. Des réunions informelles qui font fi des appels d’offres et qui prônent une relation de partenariat. En mai 2023, le cabinet d’études Forrester a d’ailleurs publié un livre blanc intitulé « Ditch The Pitch » (se débarrasser du pitch), qui préconise de remplacer les processus actuels de présentation des agences par une « approche du cycle de vie axée sur le partenariat ». Cette approche transforme les pitchs en projets rémunérés, les consultants en « consultants partenaires » et met l’accent sur une collaboration culturelle. Si ce n’est pas jouer sur les mots… « Les publicitaires ont changé, les clients ont changé, le marketing aussi. Le modèle de la compétition n’est pas mort, en revanche, il faut le repenser », préconise Stéphanie Pitet. Le roi est mort, vive le roi ?
Chiffre clé
10% Part de la compétition dans les coûts globaux (achat et temps humain) des agences.